Je pouvais voir qu’il mentait, mais aussi qu’il le faisait pour ce qu’il croyait être mon bien ; c’est en ce sens que je lui répondis : « Après tout, pourquoi pas ? Dans la mesure où vous pouvez me trouver deux hommes présentables. »
Aussitôt son visage s’éclaira.
« En revanche, ajoutai-je, j’exige qu’ils ne portent pas d’armes. Je vais au palais, ce soir, et ce serait insulter notre maître l’archonte que d’arriver avec une escorte armée. »
Mais là-dessus il se mit à bégayer quelque chose, et je me tournai vers lui, comme si j’étais furieux, jetant par terre les bouts de bois brisés que je tenais encore. « J’exige une explication. Quelque chose vous fait soupçonner que je suis menacé. De quoi s’agit-il ?
— Rien, licteur ; rien qui vous concerne directement. C’est simplement que…
— Simplement quoi ? » Comprenant qu’il allait enfin parler, je me dirigeai vers le bahut et versai deux coupes de rosolio.
« On a récemment découvert plusieurs meurtres dans la ville, licteur. Trois la nuit dernière, deux la nuit précédente. Merci, licteur, à votre santé.
— À la vôtre. Mais ces meurtres n’ont rien d’extraordinaire, que je sache. Les éclectiques n’arrêtent pas de se poignarder les uns les autres.
— Les victimes ont été tuées par le feu, licteur. Je n’en sais pas davantage, et personne ne semble comprendre. Peut-être connaissez-vous un peu mieux ces questions…»
Le visage du sergent était aussi dépourvu d’expression qu’une sculpture de pierre grossière ; je le vis néanmoins lancer un bref regard vers le foyer froid où s’empilaient les morceaux de bois que je venais de casser. Je compris alors qu’il attribuait mon geste inconscient (alors pourtant que je n’avais pris conscience de ce bois dur et sec entre mes mains que bien après son entrée dans la pièce, de même qu’Abdiesus ne savait pas que c’était à sa propre mort qu’il songeait en regardant par la fenêtre avant que je n’intervienne) à quelque chose que m’avait communiqué l’archonte, quelque noir secret, alors qu’en réalité ce n’était rien de plus que le souvenir de Dorcas et de son désespoir, auquel se mêlait celui de la petite mourante, qui m’avait mis dans cette humeur sombre. Il dit finalement : « J’ai deux solides gaillards qui vous attendent dehors, licteur. Ils sont prêts à vous suivre partout, et patienteront le temps qu’il faudra, jusqu’à votre retour. »
Je lui répondis que c’était parfait, et il fit immédiatement demi-tour, pour ne pas me laisser deviner qu’il en savait davantage ou croyait en savoir davantage que ce qu’il m’avait dit. Mais ses épaules et sa nuque raides, son pas précipité pour sortir, m’en apprirent plus que n’aurait pu le faire son regard pétrifié.
Mon escorte était en effet constituée de deux solides gaillards, évidemment choisis pour leur force. Brandissant leurs énormes massues de fer, ils m’emboîtèrent le pas tandis que je plaçais Terminus Est sur mon épaule. Ils se tenaient de part et d’autre de moi quand les rues tortueuses que nous empruntions le permettaient ; sinon, l’un se plaçait devant, l’autre derrière. Une fois au bord de l’Acis je leur donnai quartier libre, avec permission de passer le reste de la soirée comme ils l’entendaient. Du coup ils m’abandonnèrent sans remords, tandis que je louais un petit caïque étroit, surmonté d’un dais aux couleurs vives inutile à cette heure où l’on ne voyait plus le soleil, pour remonter le cours de la rivière jusqu’au palais.
C’était en fait la première fois que je naviguais sur l’Acis. J’étais assis à la poupe, entre le propriétaire et pilote de l’embarcation et ses quatre rameurs ; l’eau claire et glaciale, animée d’un vif courant, passait si près du plat-bord que j’aurais pu y tremper mes deux mains à la fois si l’envie m’en avait pris, et on aurait dit qu’il était impossible qu’une aussi fragile coquille de noix, ne paraissant certainement pas plus grosse qu’un insecte dansant vue de la fenêtre de mon bureau, dans la bretèche, puisse remonter le cours tumultueux de l’Acis. Puis le pilote jeta un ordre bref, et nous partîmes aussitôt ; certes, nous suivions la rive de très près, mais l’esquif paraissait glisser sur la surface de l’eau comme un caillou qui ricocherait sans fin, tant étaient précis, coordonnés et réguliers les coups de rame des quatre hommes. La vigoureuse douceur de leurs mouvements était telle, que, par instants, j’avais l’impression que nous volions. Une lanterne pentagonale, montée de vitres couleur d’améthyste, pendait au-dessus de la poupe ; et juste au moment où j’eus l’impression que nous allions être pris par le courant, emportés et retournés pour nous retrouver tout en bas, à la hauteur du Capulus, le pilote ne trouva rien de mieux à faire que de lâcher son gouvernail pour en allumer la mèche.
Mais c’était bien entendu lui qui avait raison, et moi qui me trompais. Au moment où il refermait la petite ouverture de la lanterne sur une flamme jaune d’or, qui, à travers les vitres, se mit à lancer des éclats violets, l’embarcation fut entraînée par un tourbillon, et après nous avoir fait tournoyer un instant comme un caillou dans une fronde, le vortex nous expédia vers l’amont d’une bonne centaine de pas, cependant que les rameurs bordaient leurs avirons. Nous nous retrouvâmes dans une baie miniature aussi calme qu’une mare, et remplie de toutes sortes de bateaux de plaisance plus voyants les uns que les autres. Un débarcadère en forme d’escalier, très semblable à celui depuis lequel j’allais nager dans les eaux du Gyoll, mais beaucoup plus propre, montait des profondeurs de la rivière pour se poursuivre jusqu’aux portes ouvragées du palais, au milieu d’une double rangée de torches vives.
J’avais souvent contemplé ce palais depuis la Vincula, et savais donc déjà qu’il ne s’agissait pas d’une structure souterraine comme celle du Manoir Absolu. Il n’avait rien non plus d’une sinistre forteresse, comme notre Citadelle. Selon toute vraisemblance, l’archonte et ses prédécesseurs avaient jugé que les places fortes constituées par le Capulus au sud et le château de l’Aiguille au nord, réunies sur chaque rive par des fortifications courant sur la crête des falaises, suffisaient à assurer pleinement la sécurité de la ville. Ici les remparts n’étaient faits que de haies taillées au carré, dont le but était bien plus de rebuter les curieux et les voleurs occasionnels que d’assurer une quelconque défense. Plusieurs bâtiments couronnés de dômes dorés se dressaient au milieu d’un jardin paysagé, qui donnait à la fois une impression de diversité et d’intimité. Depuis ma fenêtre, ils m’avaient fait penser à un collier de péridots dont le fil se serait rompu, et dont les pierres auraient roulé sur un tapis à ramages.
Il y avait des sentinelles de part et d’autre des portails de fer forgé, des cavaliers sans leurs montures, en corselet d’acier, casqués, une lance éclatante au poing, le long braquemart de cavalerie au côté. Elles avaient toutes l’air d’acteurs amateurs tenant des seconds rôles, de joyeux durs à cuire, profitant d’un moment de répit entre deux escarmouches ou deux patrouilles sur les plateaux balayés par le vent. Les deux hommes auxquels je montrai mon cercle de papier doré ne firent qu’y jeter un coup d’œil avant de me faire signe de passer.
5
Cyriaque
J’étais parmi les premiers à arriver. Il y avait beaucoup plus de domestiques que de masques, pour l’instant – des domestiques pris d’une intense agitation, comme s’ils venaient à peine de se mettre au travail et étaient bien déterminés à ce que tout soit prêt sans délai. Ils étaient en train d’allumer à l’aide de lentilles de cristal des candélabres et des coronas lucis pendues aux branches des arbres, transportaient des plateaux de nourriture et de boisson, les installaient, les déplaçaient pour finir par les remporter vers l’un des bâtiments à dôme doré – tout cela étant fait par trois domestiques différents, mais aussi parfois par le même (sans doute parce que les autres étaient occupés ailleurs).