— Je me suis agenouillé uniquement parce que j’ai grand besoin de savoir où se trouvent actuellement les pèlerines, et que votre costume, comme le mien, n’avait pas l’air d’être un déguisement.
— Ce n’en est pas un. C’est-à-dire… je n’ai pas le droit de le porter, mais ce n’est pas seulement une tenue que ma femme de chambre m’a cousue pour l’occasion. C’est une vraie robe de pèlerine. » Elle marqua un temps d’arrêt. « Vous rendez-vous compte que j’ignore encore votre nom ?
— Sévérian. Et vous, vous vous appelez Cyriaque… c’est l’une des femmes qui se sont occupées de vous qui me l’a appris. Puis-je me permettre de vous demander comment vous avez obtenu ces habits, et si vous savez où se trouvent en ce moment les pèlerines ?
— Cette question n’a rien à voir avec vos fonctions, n’est-ce pas ? » Elle me regarda quelques instants dans les yeux, puis conclut elle-même que non, d’un mouvement de tête. « Quelque chose de personnel. J’ai été élevée par elles ; j’ai même été l’une de leurs novices, savez-vous. On sillonnait le continent dans tous les sens, et je recevais de merveilleuses leçons de botanique rien qu’à voir les arbres et les fleurs en passant. Parfois, quand j’y repense, j’ai l’impression qu’en une semaine, nous passions des palmiers aux pins sylvestres ; mais je sais que ce n’est pas possible.
« J’étais sur le point de prononcer des vœux définitifs, mais on prépare la tenue officielle dès l’année qui précède, de façon que l’on puisse l’essayer et l’ajuster ; en outre, on la voit à chaque fois que l’on range ses vêtements. C’est un peu comme une petite fille qui va regarder la robe de mariée de sa mère, quand elle sait qu’elle a également servi à sa grand-mère et qu’elle lui servira à son tour, si jamais elle doit se marier. Si ce n’est que je n’ai jamais porté officiellement cette robe ; lorsque je revins à la maison – je dus attendre longtemps, car comme je ne pouvais être escortée, il fallait que les pèlerines passassent à côté –, je l’ai gardée avec moi.
« Cela faisait longtemps que je n’y avais plus pensé. Puis j’ai eu l’idée de la ressortir en recevant l’invitation de l’archonte, et décidai de la porter ce soir. Je fais attention à ma silhouette, et c’est à peine s’il fallut faire quelques retouches ici et là. Elle fait partie de moi, je crois, et j’ai tout à fait le visage qu’il faut pour une pèlerine, quoique je n’aie pas leurs yeux. En vérité, je n’ai jamais eu ce regard ; je pensais qu’il me viendrait une fois que j’aurais prononcé mes vœux définitifs, ou après. La responsable des novices l’avait. Elle pouvait être assise en train de coudre, mais il suffisait d’observer ses yeux, et on aurait dit qu’ils voyaient jusqu’au fin fond de Teur, où demeurent les périsciens, qu’ils voyaient à travers la vieille toile fatiguée de la tente, qu’ils voyaient à travers tout… Non, je ne sais pas où se trouvent actuellement les pèlerines – je me demande même si, à part la mère supérieure, elles-mêmes le savent…»
Je dis alors : « Vous devez certainement avoir des amies parmi elles ; d’anciennes camarades du temps de votre noviciat, qui auraient prononcé leurs vœux, non ? »
Cyriaque haussa les épaules. « Pas une seule ne m’a envoyé le moindre mot. Je ne sais vraiment pas.
— Vous sentez-vous assez bien pour retourner dans la salle de danse ? » La musique arrivait jusqu’à nous depuis quelques instants.
Sa tête ne bougea pas, mais ses yeux, restés jusqu’ici perdus dans le défilé des années qu’elle avait vécues en compagnie des pèlerines, se tournèrent obliquement vers moi. « Est-ce que c’est ce que vous avez envie de faire ?
— Je crains bien que non. Je ne me sens jamais tout à fait à l’aise au milieu de la foule, à moins que les gens ne soient de mes amis.
— Vous auriez donc des amis ? » L’idée semblait franchement la surprendre.
« Pas ici… enfin, un seul ici. À Nessus, il y avait tous les frères de la guilde.
— Je comprends. » Elle hésita. « Après tout, il n’y a pas de raison de partir d’ici. La fête va durer toute la nuit, et à l’aube, si l’archonte n’est pas fatigué, on fermera les rideaux pour ne pas voir la lumière ; peut-être même déroulera-t-on le faux ciel au-dessus du jardin. Nous pouvons rester autant que nous voulons, et chaque fois qu’un domestique passera avec un plateau, nous prendrons ce qui nous fera plaisir – nourriture ou boisson. Et si quelqu’un à qui nous avons envie de parler vient à passer, nous l’appellerons pour qu’il vienne bavarder un moment.
— J’ai bien peur que vous ne commenciez à vous lasser de ma compagnie bien avant qu’il ne fasse jour, lui dis-je.
— Nullement. Tout d’abord parce que je n’ai pas l’intention de vous laisser beaucoup parler ; c’est moi qui vais parler, et vous qui allez m’écouter. Pour commencer… savez-vous que vous êtes très beau ?
— Je sais que je ne le suis pas. Mais étant donné que vous ne m’avez jamais vu sans ce masque, vous ne pouvez même pas savoir de quoi j’ai l’air.
— Au contraire. »
Elle s’inclina en avant, comme pour mieux examiner mon visage à travers les ouvertures ménagées pour les yeux. Son propre masque, de la même couleur que sa robe, était si petit qu’il n’était là que par convention : il était fait de deux boucles en forme d’amande qui entouraient les yeux ; cependant, il lui donnait un petit air exotique qu’elle n’aurait pas eu autrement, et une apparence de mystère, une impression de quelque chose de caché, qui lui ôtait le poids de la responsabilité.
« Je suis sûre que vous êtes un homme d’une grande intelligence, mais vous n’avez pas fréquenté autant de fêtes que moi ; car vous auriez appris à juger des visages sans avoir besoin de les voir. Bien entendu, c’est plus difficile lorsque les personnes portent de ces masques de bois qui ne s’appliquent pas sur la forme de la figure ; mais même dans ce cas, on peut déjà dire beaucoup de choses. Vous avez un menton pointu, n’est-ce pas ? avec une fossette…
— Oui, pour le menton pointu, dus-je admettre, mais non pour la fossette.
— Vous mentez pour me lancer sur de fausses pistes ; ou alors, vous n’y avez jamais fait attention. Je peux juger des mentons rien qu’en observant la taille, en particulier chez les hommes qui m’intéressent au premier chef. Une taille étroite signifie un menton pointu, et ce que laisse voir ce masque de cuir suffit à le confirmer. Bien que vos yeux soient profondément enfoncés dans leurs orbites, ils sont grands et mobiles, ce qui veut dire une fossette sur le menton, pour un homme, en particulier si le visage est mince. Vous avez les pommettes très hautes ; elles se devinent légèrement à travers le masque. Vous avez les joues plates, ce qui les fait paraître plus hautes encore. Des cheveux noirs, d’après ce que je peux voir du dos de vos mains, et des lèvres fines, que j’aperçois par l’ouverture du masque. Bien que je ne puisse les voir en entier, je sais qu’elles ont un dessin sinueux, ce qui est la chose la plus désirable dans une bouche d’homme. »