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« Pourtant, d’après mon oncle, son livre disait très clairement ce qu’elles avaient fait, et que les choses qu’elles libérèrent n’étaient pas des essaims d’insectes, mais une marée d’objets de toutes sortes, choisis pour faire revivre toutes ces pensées que le peuple avait laissées derrière lui parce qu’il n’était pas possible de les écrire mathématiquement. De la construction des plus vastes cités à la fabrication du moindre pot, tout reposait entre les mains des machines, et au bout de milliers d’années passées à bâtir des villes qui étaient comme de grands mécanismes, elles en vinrent à en produire qui étaient comme des fronts de nuages avant la tempête, ou d’autres comme le squelette des dragons.

— Quand cela se passait-il ? demandai-je.

— Il y a très, très longtemps… bien avant que ne soit posée la première pierre de Nessus. »

J’avais glissé un bras autour de ses épaules, et l’une de ses mains se promenait sur mon ventre ; je sentais sa chaleur et son lent mouvement.

« Et elles suivirent le même principe en tout ce qu’elles fabriquèrent. Dans leur manière de faire le mobilier, par exemple, ou de couper les vêtements. Et comme les dirigeants qui avaient décidé depuis si longtemps que toutes les pensées symbolisées par les habits, le mobilier et les villes, seraient abandonnées à jamais par l’humanité, étaient morts depuis longtemps, et que le peuple avait oublié leurs maximes autant que leurs visages, il fut ravi par toutes ces nouveautés. C’est ainsi que tout cet empire, qui n’avait été édifié que sur le concept d’ordre, s’effondra.

« Mais si l’empire disparut, les mondes mirent longtemps à mourir. Tout d’abord, afin que les choses qu’elles rendaient aux hommes ne fussent pas une fois de plus rejetées, les machines conçurent des grands spectacles et des fantasmagories, qui inspiraient à ceux qui y assistaient de grandes pensées de fortune, de vengeance ou de monde invisible. Plus tard, elles donnèrent un compagnon à chaque homme et chaque femme, des compagnons invisibles pour tout autre que leur propriétaire, pour les conseiller. Les enfants, depuis longtemps déjà, avaient de tels compagnons.

« Lorsque la puissance des machines se fut encore affaiblie – comme elles l’avaient souhaité elles-mêmes –, elles ne furent plus capables d’entretenir ces fantômes dans l’esprit des gens, ni de construire de nouvelles villes, car les villes qui restaient étaient pratiquement vides.

« Elles avaient atteint, comme le disait mon oncle, ce point de l’évolution où elles avaient espéré que l’humanité se tournerait contre elles et les détruirait ; mais ce n’était pas ce qui se produisait. Elles qui avaient été tour à tour méprisées comme des esclaves puis adorées comme des démons étaient désormais grandement aimées.

« Si bien qu’elles réunirent auprès d’elles ceux qui les aimaient le plus, et, pendant de longues années, elles leur enseignèrent toutes ces choses que l’ancienne race avait jetées au rebut. Puis elles moururent.

« Alors ceux qui les avaient aimées et en avaient été aimés tinrent conseil ensemble pour savoir comment ils pourraient préserver l’enseignement qu’ils avaient reçu, car ils avaient compris qu’ils n’en reverraient jamais d’autres de la même sorte revenir sur Teur. Mais ils se prirent entre eux de violentes querelles. Ils n’avaient pas appris ensemble, mais au contraire séparément, et chaque homme et chaque femme avait écouté une machine différente, comme s’il n’y avait rien eu d’autre au monde qu’eux deux. Et comme la masse du savoir était considérable et qu’ils étaient si peu nombreux, les machines leur avaient enseigné à tous des choses très différentes.

« Alors ils se divisèrent en factions ; les factions connurent des scissions, puis se scindèrent encore jusqu’à ce qu’à la fin chaque individu se retrouvât tout seul, incompris et méprisé par les autres qu’il méprisait lui-même. Alors chacun partit de son côté, loin des villes qui avaient abrité les machines, ou au contraire en s’enfonçant au plus profond de leur labyrinthe ; quelques-uns restèrent dans les palais des machines pour veiller sur leurs carcasses. »

Un sommelier nous apporta des coupes contenant un vin presque aussi clair que de l’eau et aussi paisible qu’elle, tant qu’un mouvement n’en avait pas réveillé l’esprit. Alors, son parfum embaumait l’air comme ces fleurs qu’aucun œil humain ne peut voir et que seuls trouvent les aveugles, et en boire une gorgée était comme boire la force à même le cœur d’un taureau. Cyriaque s’empara avidement de sa coupe, la vida d’un seul trait et l’envoya sonner contre le sol de l’alcôve.

« Parlez-moi encore, lui dis-je alors, de l’histoire de ces archives perdues.

— Lorsque l’ultime machine devint froide et silencieuse, et lorsque tous ceux qui avaient appris d’elles le savoir interdit, autrefois rejeté par l’humanité, furent séparés les uns des autres, naquit alors l’épouvante dans leurs cœurs. Car tous savaient qu’ils étaient mortels, et la plupart qu’ils n’étaient plus jeunes. Chacun comprit que sa propre mort signifierait aussi la disparition d’un savoir qu’il chérissait plus que tout. Alors ils se mirent tous – chacun croyant être le seul à le faire – à noter par écrit les choses apprises au cours des longues années passées à écouter les machines qui leur avaient révélé la connaissance des choses sauvages et cachées. Beaucoup de ces témoignages furent détruits, mais d’autres survécurent, tombant parfois sur des gens, qui, en les recopiant, les enjolivaient de variantes de leur cru, ou bien les affaiblissaient en commettant des omissions… Embrasse-moi, Sévérian. »

En dépit de la gêne présentée par mon masque, nos lèvres se joignirent. Tandis qu’elle se laissait retomber en arrière, les souvenirs fantômes des anciennes amours et des badinages de Thècle, dans les boudoirs catachtoniens et les portes dérobées du Manoir Absolu, s’agitèrent au fond de moi, et je dis : « Ne savez-vous donc pas que ce genre de chose exige d’un homme toute son attention ? »

Cyriaque sourit. « C’est pour cette raison que je l’ai fait. Je voulais savoir si vous m’écoutiez vraiment.

« Quoi qu’il en soit, pendant très longtemps – personne ne sait combien, et de toute façon le monde n’était pas aussi proche de l’extinction du soleil que maintenant ; les années étaient plus longues –, ces écrits passèrent de main en main, ou bien moisirent dans les cénotaphes où leurs auteurs les avaient cachés pour les préserver. Ils étaient fragmentaires, contradictoires et allusifs. Puis un jour, il se trouva un autarque (mais on ne les appelait pas des autarques, alors) qui espéra reconquérir l’ancien empire ; tous ces documents furent rassemblés par ses serviteurs, des hommes en robe blanche qui dévastèrent les greniers et jetèrent à bas les androsphinx érigés à la mémoire des machines, qui allèrent partout et entrèrent jusque dans les cubicules des moïraïques depuis longtemps défuntes. Le fruit de ce pillage fut amassé en une énorme pile dans la ville de Nessus, alors au début de sa construction, afin d’être brûlé.

« Mais durant la nuit qui précéda la date arrêtée pour cet autodafé, l’Autarque, qui n’avait jamais auparavant connu les rêves sauvages du sommeil, et ne connaissait que ses rêves éveillés de puissance, rêva enfin pour de bon. Et dans son rêve, il vit tous les mondes non asservis de la vie et de la mort, des pierres et des rivières, des bêtes et des arbres lui glisser pour toujours entre les doigts.

« Au matin suivant, il interdit d’allumer les torches, et ordonna au contraire que fût construite une vaste crypte, afin d’y abriter tous les livres et tous les rouleaux rassemblés par les hommes en robe blanche. Car il s’était dit que si jamais l’empire dont il avait rêvé lui échappait, il se retirerait dans cette crypte pour y découvrir les mondes qu’à l’imitation des anciens, il avait voulu détruire.