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« Comme il le devait, son empire lui échappa finalement. On ne peut trouver le passé dans un avenir d’où il est absent. Du moins pas tant que le monde métaphysique, qui est infiniment plus vaste et plus lent que le monde physique, n’aura pas terminé sa révolution, et que le Nouveau Soleil ne sera pas venu. Cependant, il ne se retira pas dans la crypte comme il avait prévu de le faire, ni derrière les murailles qu’il avait fait bâtir pour l’abriter. Car une fois qu’un homme a rejeté toutes les choses sauvages, elles savent flairer les pièges et on ne peut plus les capturer de nouveau.

« Malgré tout, on raconte qu’avant de faire fermer la crypte où il avait tout réuni, il lui donna un gardien. Et lorsque se fut écoulé le temps imparti sur Teur à ce gardien, celui-ci en trouva un autre, et cet autre un autre encore, si bien que ces gardiens restèrent fidèles aux ordres donnés par cet autarque, car ils sont saturés de toutes les pensées sauvages qui émanent du savoir préservé par les machines, et la fidélité en fait partie. »

J’avais commencé à la déshabiller tandis qu’elle parlait, et m’étais mis à lui baiser les seins ; je m’interrompis pour demander : « Est-ce que toutes ces pensées dont vous parlez n’ont pas disparu du monde, lorsque l’Autarque les a enfermées ? N’en ai-je jamais entendu parler ?

— Non, parce qu’elles avaient longtemps passé de main en main, et qu’elles étaient devenues la chair et le sang des gens.

De plus, on dit aussi que le gardien les laisse parfois sortir ; et même si en fin de compte elles lui reviennent toujours, elles sont lues entre-temps, par peu ou beaucoup de personnes, avant de s’enfoncer de nouveau dans les ténèbres.

— C’est une histoire merveilleuse, dis-je. Je crois que j’en sais un peu plus que vous là-dessus, et pourtant, je ne l’avais jamais entendue raconter auparavant. » Je découvris qu’elle avait de longues jambes fuselées, avec des cuisses comme des coussins de soie et des chevilles d’une exquise finesse ; tout son corps, en vérité, était un délice.

Ses doigts touchèrent la boucle qui retenait la cape sur mes épaules. « Avez-vous besoin de l’enlever ? demanda-t-elle. Nous pourrions nous en couvrir…

— Mais certainement…»

7

Attractions

Je m’abandonnai presque complètement au plaisir qu’elle me donna, car bien que je ne l’aimasse pas comme j’avais autrefois aimé Thècle, ou comme j’aimais encore Dorcas, et qu’elle ne fût pas aussi belle que l’avait été Jolenta à un certain moment, j’éprouvais pour elle une certaine forme de tendresse, née pour une bonne part du vin parfumé et roboratif que nous avions bu ensemble ; mais elle représentait aussi la femme dont je rêvais déjà quand je n’étais qu’un gamin en haillons de la tour Matachine, et que je n’avais pas encore aperçu le visage en forme de cœur de Théa auprès de la tombe ouverte. De plus, elle était plus versée dans la science de l’amour que Thècle, Dorcas et Jolenta réunies.

Lorsque notre désir fut épuisé, nous nous levâmes pour aller nous laver dans un grand bassin d’argent où courait une eau tiède. Deux femmes s’y trouvaient déjà, deux femmes qui venaient de s’aimer comme nous-mêmes ; elles éclatèrent de rire en nous voyant, mais quand elles comprirent que je n’allais pas les épargner parce qu’elles étaient des femmes, elles s’enfuirent en poussant des cris.

Puis nous nous nettoyâmes mutuellement. Je savais que Cyriaque croyait que j’allais la laisser là, comme je croyais moi-même qu’elle allait me quitter ; mais nous ne nous séparâmes pas (alors qu’il aurait cependant mieux valu, peut-être), et allâmes ensemble dans le petit jardin silencieux, où la nuit était complète, flâner près d’une fontaine solitaire.

Elle avait pris ma main, et je tenais la sienne comme font les enfants. « Avez-vous jamais visité le Manoir Absolu ? » me demanda-t-elle soudain. Elle contemplait nos reflets dans le bassin au clair de lune, et elle parlait d’une voix tellement basse que c’est à peine si je pouvais l’entendre.

Je lui répondis que oui, et à ces mots, sa main se serra plus fortement sur la mienne.

« Avez-vous pu aller dans le puits des Orchidées ? » Je secouai la tête.

« Tout comme moi : j’ai été au Manoir Absolu, mais je n’ai pas vu le puits des Orchidées. On dit que lorsque l’Autarque a une favorite – ce qui n’est pas le cas du nôtre –, elle y tient sa cour, car c’est le plus bel endroit du monde. Même maintenant, seules les plus jolies sont autorisées à s’y promener. Lorsque nous y avons séjourné, mon seigneur et moi, on nous avait donné une petite chambre appropriée à notre rang d’écuyer. Un soir que mon seigneur était parti sans que je sache où, je suis sortie dans le corridor, et tandis que je cherchais des yeux dans quelle direction aller, un haut fonctionnaire de la cour vint à passer. Je ne savais ni son nom ni son titre exact, mais je pris mon courage à deux mains et l’arrêtai pour lui demander comment me rendre au puits des Orchidées. »

Elle fit une pause. Le temps de trois ou quatre respirations, nous n’entendîmes que la musique lointaine venue des pavillons et le babil de la fontaine.

« L’homme me regarda avec une expression de surprise, me sembla-t-il. Vous ne pouvez pas savoir ce que l’on ressent lorsque l’on n’est que la femme d’un petit écuyer venue de son lointain septentrion, habillée d’une robe faite par ses servantes, et parée de ses bijoux provinciaux – et que l’on est dévisagée par quelqu’un qui a passé toute sa vie parmi les exultants du Manoir Absolu. Puis il sourit. »

Elle serrait ma main de plus en plus fort, maintenant.

« Et il m’expliqua. Empruntez tel corridor puis tel autre, tournez après telle statue, montez telle volée de marches et suivez le chemin d’ivoire… O Sévérian, mon amant ! »

Son visage rayonnait comme le clair de lune lui-même. J’avais compris que le moment qu’elle venait de décrire était le plus exaltant de toute sa vie, et qu’elle chérissait maintenant l’amour que je lui avais donné en partie et peut-être même essentiellement, parce qu’il lui rappelait ces instants – quand sa beauté avait été évaluée par quelqu’un qu’elle estimait capable d’en juger, et trouvée suffisante pour ne pas déparer le puits des Orchidées. Quelque chose me disait que j’aurais dû me formaliser de sa réaction, mais en même temps, je n’éprouvais pas le moindre ressentiment à son égard.

« Il s’éloigna, et je commençai à marcher dans la direction qu’il m’avait indiquée. Mais à peine avais-je fait une ou deux dizaines de pas que je tombai sur mon seigneur, qui m’ordonna de retourner dans notre chambre.

— Je vois, dis-je en déplaçant mon épée.

— Je crois que oui. Est-ce que c’est mal de ma part, de le trahir comme je fais ? Qu’en pensez-vous ?

— Je ne suis pas un magistrat.

— Tout le monde me juge… tous mes amis… tous mes amants, aussi, car vous n’êtes ni le premier ni le dernier ; même ces femmes, à l’instant, dans le caldarium.

— Depuis notre enfance, on nous entraîne à ne pas juger ; seulement à exécuter les sentences telles qu’elles sont ordonnées par les tribunaux du pays. Je ne jugerai ni lui ni vous.

— Je me juge, moi. » Elle tourna son visage, et la lumière brillante et dure de la lune l’éclaira en plein. Pour la première fois depuis le moment où je l’avais aperçue de l’autre côté de la salle de bal, au-delà de la foule, je compris comment il se faisait que j’eusse pu la prendre pour une moniale de l’ordre dont elle portait la tenue. « Ou du moins, je me dis que je me juge. Et je me trouve coupable ; mais je suis incapable de m’arrêter. Je crois que j’attire les hommes dans votre genre. Avez-vous été attiré ? Il y avait ce soir des femmes plus jolies que je ne le suis maintenant, je le sais.