— Je n’en suis pas certain, répondis-je. Pendant que nous faisions route vers Thrax…
— Vous avez une histoire, vous aussi, n’est-ce pas ? Racontez-la-moi, Sévérian. Je vous ai déjà dit presque toutes les choses intéressantes qui me sont arrivées.
— Sur notre chemin, donc – je vous expliquerai plus tard avec qui je voyageais –, nous sommes tombés sur une sorcière accompagnée de sa famula et d’un client ; ils étaient venus en un certain endroit pour réinsuffler la vie dans le corps d’un homme mort depuis longtemps.
— Vraiment ? » Les yeux de Cyriaque s’agrandirent. « C’est fantastique ! J’ai entendu parler de ce genre de choses, mais je n’ai jamais assisté à une séance de sorcellerie… Il faut me dire tout – mais rien qui ne soit vrai.
— En réalité, il n’y a pas grand-chose à raconter. Le chemin que nous suivions traversait une ville en ruine, et nous nous sommes dirigés vers leur feu lorsque nous l’avons vu, car nous avions quelqu’un de malade avec nous. Lorsque la sorcière réussit à ramener a la vie l’homme qu’elle voulait, j’ai tout d’abord pensé qu’elle était en train de relever toute la ville. Ce n’est qu’au bout de plusieurs jours que j’ai compris…»
Je découvris que j’étais incapable de dire ce que j’avais compris ; que c’était en fait quelque chose dont la signification se trouvait au-dessus du niveau du langage, un niveau dont nous préférons croire que c’est à peine s’il existe, car sans la discipline constante que nous avons appris à exercer sur nos pensées, celles-ci n’arrêteraient pas de s’y élever, sans que nous en ayons conscience.
« Continuez.
— Bien entendu, je n’ai pas vraiment compris. Et quand j’y pense à nouveau, je ne comprends toujours pas. Mais je savais que d’une manière ou d’une autre, elle le ramenait dans notre temps, et que lui ramenait la ville de pierre pour lui servir de cadre. J’ai parfois imaginé qu’il n’y avait eu aucune réalité dans tout cela, lui mis à part, si bien que lorsque nous chevauchions dans les ruines de sa ville, nous ne faisions qu’avancer au milieu de ses ossements.
— Est-il venu ? demanda-t-elle. Dis-moi !
— Oui, il est revenu. Là-dessus, le client de la sorcière est mort, puis la femme qui était malade, un peu plus tard. Quant à Apu-Punchau – tel était le nom du personnage –, il avait à nouveau disparu. Les sorcières s’enfuirent, je crois, à moins qu’elles ne se fussent envolées. Mais ce que je voulais dire est que nous continuâmes à pied le lendemain et passâmes la nuit dans la hutte d’une famille très pauvre. Cette nuit-là, tandis que la femme qui m’accompagnait dormait, je parlai avec l’homme qui nous avait reçus chez lui et qui semblait connaître beaucoup de choses sur la ville de pierre, même s’il n’en savait pas l’ancien nom. Je parlai aussi avec sa mère, qui, je crois, était tout aussi renseignée que lui, mais se montrait moins disposée à s’ouvrir sur cette question. »
J’eus une hésitation, trouvant difficile de parler de toutes ces choses à Cyriaque. « J’avais tout d’abord cru que leurs ancêtres avaient habité cette ville, mais elle prétendit qu’elle avait été détruite bien avant que ceux de sa race s’installent ici. Ils connaissaient cependant beaucoup d’histoires sur elle, car l’homme y avait cherché des trésors depuis son enfance ; mais il n’avait rien trouvé, à ce qu’il disait, en dehors de pierres brisées et de fragments de poteries, et des traces laissées bien avant lui par ses prédécesseurs.
« “Aux temps anciens, me dit sa mère, on croyait qu’il était possible de découvrir de l’or enterré en l’attirant à l’aide de quelques pièces d’or que l’on enfouissait, tout en prononçant tel ou tel sortilège. Nombreux sont ceux qui l’ont fait ; certains ont oublié l’endroit, d’autres n’ont pu y revenir pour une raison ou une autre. C’est cela que trouve mon fils. C’est de là que vient le pain que nous mangeons.” »
Je me rappelai très bien comment elle était cette nuit-là : une vieille femme toute courbée sur un maigre feu de tourbe pour se chauffer les mains. Sans doute devait-elle ressembler à l’une des nourrices qu’avait eues autrefois Thècle, car son évocation la fit monter à la surface de mon esprit : elle n’en avait jamais été si proche depuis la fois où elle était ainsi apparue lorsque j’étais emprisonné avec Jonas dans le Manoir Absolu. Si bien que, par deux fois, je fus tout surpris de voir mes grosses mains brunes, dépourvues de bagues.
« Continuez, Sévérian, me demanda de nouveau Cyriaque.
— C’est alors que la vieille femme me dit qu’existait réellement quelque chose, dans la ville de pierre, qui attirait ses semblables à lui. “Vous avez sûrement entendu des histoires de nécromanciens, continua-t-elle, ces sorciers qui vont pêcher les esprits des morts. Mais saviez-vous que l’on trouve aussi parmi les morts des biomanciens, qui appellent ceux qui peuvent les faire revivre ? Il y en a un dans la ville de pierre, et une ou deux fois par saros, l’un de ceux qu’il a appelés à lui partage notre souper.” Puis elle se tourna vers son fils et lui dit : « Tu te rappelles certainement cet homme silencieux, qui dormait avec son bâton. Tu n’étais qu’un enfant, mais je suis sûre que tu ne l’as pas oublié. C’est le dernier qui soit passé ici. » C’est alors que j’ai compris que j’avais été appelé par le biomancien Apu-Punchau ; je n’avais pourtant rien ressenti de particulier. »
Cyriaque me jeta un long regard de côté. « Suis-je morte, dans ce cas ? Est-ce ce que vous voulez dire ? Vous avez commencé par me raconter qu’il y avait une sorcière qui était nécromancienne, et que c’était par hasard que vous aviez aperçu son feu. Je crois que c’est vous, le sorcier dans cette histoire, et que la femme malade, sans aucun doute, était votre cliente ; l’autre femme devait être votre domestique.
— C’est parce que je n’ai pas pris le temps de vous expliquer un certain nombre de choses secondaires qui ont tout de même leur importance », répondis-je. J’eus envie de rire à l’idée d’être pris pour un sorcier ; mais à ce moment-là, la Griffe pressa ma poitrine, me faisant savoir que j’étais bien un sorcier par le pouvoir qu’en la gardant j’avais dérobé, sinon par la science ; et je compris – de la même manière que j’avais « compris » auparavant – que bien que Apu-Punchau l’eût pratiquement tenue dans ses mains, il n’avait pu – ou n’avait pas voulu – me l’enlever. « Mais qui plus est, continuai-je sans lui répondre, lorsque le revenant se fut évanoui, je découvris, maculée par la boue, une petite étole écarlate de pèlerine, identique à celle que vous portez en ce moment. Je l’ai dans ma sabretache. Les pèlerines se mêlent-elles de nécromancie ? »
Je n’entendis jamais la réponse à ma question, car au moment où je la posai, je vis apparaître la haute silhouette de l’archonte au début du petit sentier qui conduisait jusqu’à la fontaine. Il était masqué et déguisé en bargheste, si bien que je ne l’aurais pas reconnu si je l’avais vu en pleine lumière. Mais les ténèbres qui emplissaient le jardin l’avaient dépouillé de son déguisement aussi efficacement que l’auraient pu faire des mains humaines, et il me suffit de considérer sa stature et sa démarche pour savoir immédiatement qu’il s’agissait de lui.
« Ah ! dit-il. Vous l’avez trouvée. J’aurais dû le prévoir.
— C’est bien ce que je pensais, répondis-je. Mais je n’en étais pas tout à fait sûr. »
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