— Me laisseras-tu tenir la Griffe, si je te dis que je crois tout cela ? »
Je secouai de nouveau la tête.
Dorcas ne me regardait pas, mais elle dut apercevoir le mouvement que fit mon ombre – à moins que ce ne fût son Sévérian mental qu’elle ait vu au plafond secouer comme moi la tête. « Tu as raison, donc. Je l’aurais mise en pièces si j’en avais été capable. Dois-je te dire ce que je crois vraiment ? Je crois que j’ai été morte ; non pas endormie, mais morte. Que toute ma vie s’est déroulée il y a très, très longtemps. Que je vivais avec mon mari au-dessus d’un petit magasin, et que je prenais soin de notre enfant. Que ton Conciliateur, qui est venu il y a si longtemps, n’était en fait qu’un aventurier appartenant à ces anciennes races qui ont réussi à vaincre la mort universelle. » Ses mains étreignirent les couvertures. « Sévérian, je te pose la question : quand il reviendra, ne doit-on pas l’appeler le Nouveau Soleil ? Est-ce que ça n’y ressemble pas ? Je crois aussi que lorsqu’il est venu, il a apporté avec lui quelque chose qui exerce le même pouvoir sur le temps que les miroirs du père Inire sur l’espace, d’après ce que l’on dit. Et cette chose qu’il a apportée, c’est ta Griffe. »
Elle s’arrêta et tourna la tête pour me lancer un regard de défi ; mais je ne dis rien, et elle continua : « Sévérian, quand tu as ramené le uhlan à la vie, c’est parce que la Griffe a tordu le temps pour lui, et l’a ramené à l’instant où il vivait encore. Quand tu as guéri presque complètement les blessures de ton ami, c’est parce qu’elle a rapproché l’instant où vous vous trouviez de celui où il aurait été normalement guéri. Et quand tu es tombé dans le marécage du jardin du Sommeil sans Fin, elle a dû me toucher ou presque me toucher, et le temps où je vivais est revenu pour moi. Mais j’ai été morte. Pendant longtemps, très longtemps. Un simple cadavre ratatiné préservé par les vertus de l’eau brune. Mais il reste en moi quelque chose qui est toujours mort.
— Il y a en chacun de nous quelque chose qui a toujours été mort, répliquai-je. Ne serait-ce que parce que nous savons que nous devons mourir un jour. Nous le savons tous, sauf les tout petits enfants.
— Je vais y retourner, Sévérian. Je le sais maintenant ; c’est ce que j’essayais de te dire depuis un moment. Il faut que j’y retourne et que je découvre qui j’étais, où je vivais et ce qui m’est arrivé. Je sais que tu ne peux pas m’accompagner…»
J’acquiesçai silencieusement.
« D’ailleurs, je ne te le demande pas. Je ne le voudrais même pas. Je t’aime, mais tu es une autre mort pour moi. Une mort qui est restée avec moi et est devenue mon amie, comme l’était mon ancienne mort dans le lac – mais la mort tout de même. Je ne veux pas emporter la mort avec moi, alors que je pars à la recherche de ma vie.
— Je comprends.
— Peut-être mon enfant est-il encore en vie, reprit-elle. Si ça se trouve, c’est un vieillard maintenant, mais toujours en vie. Je veux savoir.
— Bien sûr », dis-je, sans pouvoir m’empêcher d’ajouter : « Il y a eu une époque où tu m’as dit que je n’étais pas la mort. Et que je ne devais pas me laisser persuader par les autres de me considérer ainsi. C’était derrière le verger du Manoir Absolu. Tu t’en souviens ?
— Tu as été la mort pour moi. Ou bien, si tu préfères, je suis tombée dans le piège que je t’avais averti d’éviter. Peut-être n’es-tu pas la mort, mais tu vas rester ce que tu es, un bourreau, un carnifex ; et du sang coulera encore sur tes mains. Puisque tu te souviens tellement bien des moments que nous avons passés au Manoir Absolu, il se peut que… je ne saurais le dire. Le Conciliateur, ou la Griffe, ou l’Incréé – c’est l’un ou l’autre qui a fait ce qui m’arrive. Pas toi.
— Ne change pas d’idée… Que veux-tu dire ?
— Après notre fuite, le Dr Talos nous a donné de l’argent, dans la clairière ; celui qu’un fonctionnaire du palais lui avait remis pour la représentation. Pendant que nous voyagions, je t’avais tout laissé. Puis-je avoir ma part ? Je vais en avoir besoin. Sinon toute ma part, au moins une partie. »
Je vidai sur la table tout l’argent qui se trouvait dans ma sabretache ; cela représentait au moins la part de Dorcas, peut-être même un peu davantage.
« Merci, dit-elle. Il ne te fera pas défaut ?
— Pas autant qu’à toi. Qui plus est, il t’appartient.
— Je partirai demain, si je me sens assez forte. Sinon après-demain, que je sois assez forte ou non. Je suppose que tu ignores comment se passent les départs des bateaux pour Nessus ?
— Tu en trouveras autant que tu voudras. Il te suffira d’en pousser un à l’eau, et le courant fera le reste.
— Ça, c’est une remarque qui ne te ressemble pas, Sévérian ; pas beaucoup, en tout cas. Elle ressemble davantage à ce qu’aurait dit ton ami Jonas, d’après ce que tu m’as raconté de lui. Ce qui me fait penser que tu n’es pas mon premier visiteur, aujourd’hui. Notre ami – ou du moins ton ami.
— Héthor est venu ici. Ça n’a pas l’air de t’amuser… Je suis désolée, je voulais juste changer de sujet de conversation.
— Il prend plaisir à me regarder faire.
— Des milliers de personnes prennent plaisir à te regarder faire, lors d’une exécution publique ; toi-même tu y prends plaisir.
— Ils viennent pour frissonner de peur, et se féliciter ensuite d’être en vie. Aussi parce qu’ils aiment l’atmosphère d’excitation qui règne, le suspense créé par le prisonnier – va-t-il s’effondrer ou tenir ? –, ou parce qu’ils espèrent qu’il se produira quelque incident macabre. Je prends plaisir à exercer mon talent, qui est le seul que je possède, à faire que les choses se déroulent à la perfection. Héthor, lui, veut autre chose.
— La douleur ?
— Oui, la douleur, plus autre chose encore. »
Dorcas reprit : « Il est en adoration devant toi, tu sais. Il a parlé un bon moment avec moi, et je crois qu’il marcherait dans le feu si tu le lui demandais. » Cette idée dut sans doute me faire grimacer, car elle ajouta : « Toute cette histoire de Héthor te rend malade, n’est-ce pas ? Il suffit d’un malade. Parlons d’autre chose.
— Ça ne me met tout de même pas dans ton état. Mais je ne peux penser à Héthor sans le voir comme il était au pied de l’échafaud, la bouche ouverte, et avec des yeux…»
Elle remua, comme si elle était mal à l’aise. « Oui, ces yeux – je les ai vus, cette nuit. Des yeux morts, même si je suis la dernière qui devrait dire cela. Des yeux de cadavre. On a l’impression que si on les touchait, ils seraient aussi secs que des agates, et resteraient fixes sous le doigt.
— Tu n’y es pas du tout. À un moment, alors que j’étais sur l’échafaud, à Saltus, j’ai regardé dans la foule et je l’ai vu : ses yeux dansaient. Mais tu as dit aussi que le regard terne qu’il a la plupart du temps te faisait penser à des yeux de cadavre. T’es-tu jamais vraiment regardée dans la glace ? Tu n’as absolument pas des yeux de morte.
— Peut-être que non. » Dorcas marqua un temps d’arrêt. « Tu m’as souvent dit qu’ils étaient très beaux.
— N’es-tu pas heureuse d’être en vie ? Même si ton mari est mort, même si ton enfant est mort et que soit détruite la maison où vous avez jadis vécu – si tout ce que tu crois est vrai –, ne devrais-tu pas te sentir pleine de joie, à la seule idée d’être en vie ? Tu n’es pas un fantôme, ni un revenant comme ceux que nous avons vus dans la ville en ruine. Regarde-toi donc dans une glace, comme je te l’ai dit. Ou bien, si tu ne veux pas, regarde mon visage ou l’expression de n’importe quel homme qui te regarde – et tu verras ce que tu es. »