« Pourriez-vous me parler de lui ? S’il vous plaît, Sévérian, avant de…
— Non, pas maintenant. Dites-moi plutôt pourquoi les cacogènes représenteraient un danger pour moi.
— Parce que l’Autarque ne manquera pas d’envoyer des patrouilles d’éclaireurs pour les localiser – comme aussi l’archonte, j’imagine. Et qu’on supposera que tous ceux qui seront trouvés dans les parages sont des espions à leur solde, ou pis encore : qu’ils cherchent à s’engager auprès d’eux dans l’espoir de renverser le trône du Phénix.
— Je comprends.
— Ne me tue pas, Sévérian. Je t’en supplie. Je ne suis pas une femme bien – je n’ai jamais été quelqu’un de bien depuis que j’ai quitté les pèlerines, et l’idée de mourir maintenant me fait horreur.
— Mais qu’as-tu donc fait ? lui demandai-je. Pourquoi Abdiesus m’a-t-il donné l’ordre de te tuer ? Le sais-tu, au moins ? » Il n’y a rien de plus simple que d’étrangler une personne dont les muscles du cou sont peu développés. Déjà, je fléchissais mes doigts pour les préparer à cette tâche ; en même temps, cependant, j’aurais souhaité qu’il me fut possible, à la place, d’utiliser la lame de Terminus Est.
« J’ai simplement aimé trop d’hommes… autres que mon mari. C’est tout. »
Comme si le souvenir de toutes ces étreintes la poussait, elle se leva et vint vers moi. De nouveau, les reflets venus de la rivière éclairèrent suffisamment son visage pour que je voie ses yeux remplis de larmes.
« Il a été cruel envers moi, si cruel, après notre mariage… C’est pourquoi j’ai pris mon premier amant, pour me venger… et puis après, un autre…»
(Elle se mit à parler tellement bas que je dus tendre l’oreille pour comprendre ce qu’elle disait.)
« Finalement, prendre un nouvel amant devint une véritable habitude, une manière de ne pas voir les jours passer et d’essayer de me faire croire que la vie ne m’avait pas déjà filé entre les doigts ; une manière de me prouver que j’étais encore suffisamment jeune et belle pour que des hommes aient envie de me faire des cadeaux et de me caresser les cheveux. C’était pour cette raison que j’avais quitté les pèlerines, après tout. » Elle fit une pause, comme si elle rassemblait toutes ses forces. « Sais-tu quel est mon âge ? Te l’ai-je dit ?
— Non.
— Dans ce cas, je ne te le dirai pas ; mais je pourrais être ta mère. Il aurait suffi que je te conçoive pendant la première ou la deuxième année où j’ai commencé d’être fertile. Nous étions alors très loin dans le Sud, là où les grandes glaces toutes bleu et blanc voguent sur des mers noires. Il y avait une petite colline où il m’arrivait de me tenir, pour regarder au loin ; je me souviens avoir rêvé que je me couvrais chaudement, et m’embarquais sur une île de glace, avec beaucoup de provisions et un oiseau apprivoisé que je n’ai jamais eu mais que j’aurais aimé avoir. Et sur mon île de glace, je voguais vers le nord, vers une île de palmes, sur laquelle je trouvais les ruines d’un château construit à l’aube des temps. Tu serais peut-être né pendant la traversée, sur la glace, pendant que j’étais toute seule. Pourquoi un enfant imaginaire ne pourrait-il pas naître, après tout, au cours d’un voyage imaginaire ? Tu aurais grandi en péchant du poisson et en nageant dans des eaux plus tièdes que le lait maternel.
— Il n’y a que les maris qui tuent les femmes parce qu’elles sont infidèles. »
Cyriaque soupira, son rêve la quitta. « Parmi les écuyers propriétaires terriens de la région, mon mari est l’un des rares à soutenir l’archonte. La plupart des autres espèrent qu’en lui désobéissant à la moindre occasion et qu’en fomentant des troubles parmi les éclectiques, ils finiront par convaincre l’Autarque de le remplacer. J’ai ridiculisé mon mari, et par conséquent ses amis et l’archonte. »
Grâce à Thècle, éveillée en moi, je vis la demeure de campagne – moitié manoir, moitié place forte –, pleine de pièces qui n’avaient guère changé en deux siècles. J’entendis les fous rires des dames, le pas lourd des chasseurs et le son des cornes de chasse au-delà des fenêtres, accompagné des aboiements des chiens de la meute. C’était l’univers dans lequel Thècle aurait aimé faire retraite ; je fus pris de pitié pour cette femme, forcée de mener une existence aussi retirée sans avoir jamais pu espérer connaître autre chose – elle qui avait mené la vie au grand large des pèlerines.
De même que la salle de l’inquisition de la pièce du Dr Talos, avec son banc de justice surélevé, se trouve tapie quelque part au plus profond du Manoir Absolu, de même avons-nous tous, dans les recoins les plus obscurs et poussiéreux de notre esprit, un comptoir où nous nous efforçons de rembourser les dettes contractées par le passé avec la monnaie dévaluée du présent. C’est à ce comptoir que je vins apporter la vie de Cyriaque en paiement de celle de Thècle.
Lorsque je la conduisis à l’extérieur du pavillon d’été, elle crut que j’avais l’intention de la tuer au bord de l’eau ; au lieu de cela, je lui montrai la rivière.
« Le cours de l’Acis est très rapide jusqu’à ce qu’il rencontre au sud les eaux plus paisibles du Gyoll et fasse route avec elles jusqu’à Nessus, puis jusqu’à la mer méridionale. Lorsqu’un fugitif veut vraiment se cacher dans le labyrinthe de Nessus, il est absolument impossible de le dépister, car on y trouve des rues, des ruelles, des passages, des cours et des recoins sans nombre ; on y voit aussi des visages de toutes les races de Teur et à cent exemplaires. Si tu pouvais y aller, habillée comme tu l’es, sans amis, sans argent, serais-tu prête à partir ? »
Elle acquiesça d’un signe de tête, portant une main très pâle à sa gorge.
« Actuellement il n’y a pas de barrière autour des bateaux auprès du Capulus ; Abdiesus sait très bien qu’il n’a aucune attaque à contre-courant à redouter avant le milieu de l’été. Mais il te faudra franchir les arches, et risquer la noyade. Même si tu arrives jamais à gagner Nessus, tu seras obligée de travailler pour gagner ton pain – faire la lessive ou la cuisine pour les autres peut-être.
— Je sais coiffer et coudre… Sévérian, j’ai entendu dire que parfois, au dernier moment, en ultime et plus terrible torture, les bourreaux annoncent à leur victime qu’elles sont libres. Si c’est ce que tu es en train de faire en ce moment, s’il te plaît, ne continue pas. Tu en as fait assez.
— Un caloyer peut faire cela, ou quelque autre fonctionnaire du clergé. Pas un bourreau. Les clients ne nous croiraient d’ailleurs pas. Mais je veux être sûr que tu ne commettras pas la folie de revenir chez toi ou de rechercher le pardon de l’archonte.
— Certes, je suis sotte, répondit Cyriaque, mais pas au point de me conduire ainsi ; je le jure. »
Nous longeâmes la berge jusqu’au débarcadère, à l’endroit où les sentinelles accueillaient les invités de l’archonte, et où les petits bateaux de plaisance multicolores se trouvaient amarrés. Je dis à l’un des soldats que nous avions envie d’aller faire un tour sur la rivière, et je lui demandai si nous aurions des difficultés à trouver des rameurs pour revenir contre le courant. Il me dit que je pouvais très bien laisser le bateau au Capulus, si je voulais, et prendre un fiacre pour le retour. Lorsqu’il se détourna pour reprendre la conversation avec son camarade, je fis semblant d’inspecter les embarcations, et détachai l’amarre de celle qui était la plus éloignée des torches du poste de garde.
« Si bien que maintenant tu es toi aussi en fuite et veux partir pour le nord… et c’est moi qui ai tout ton argent, dit Dorcas quand j’eus finis mon récit.