Lorsque, étant encore petit garçon, je m’étais rendu compte que le cercle vert de la lune était en réalité une sorte d’île suspendue dans le ciel, qui devait sa couleur aux forêts immémoriales, plantées à l’aube de l’humanité par ses premiers conquérants, j’avais alors formé le projet de m’y rendre un jour, comme sur tous les autres univers dont j’entendis parler par la suite. Je l’avais abandonné, une étape nécessaire (je le croyais) du passage à l’âge adulte, quand j’appris que seules des personnes dont le rang dans la société était pour moi tout à fait inaccessible réussissaient à quitter Teur.
Maintenant que mon ancien désir s’était ranimé, bien qu’il ait pu paraître plus absurde encore après le passage des années (car le petit apprenti que j’avais été avait bien plus de chance de filer un jour entre les étoiles que le hors-la-loi pourchassé que j’étais devenu depuis), il s’imposait avec une force infiniment plus grande parce que j’avais appris, dans l’intervalle, que c’est folie de limiter son désir au possible. Je partirais pour les autres mondes, j’y étais résolu. Pour tout le reste de ma vie, je resterais constamment en alerte, prêt à saisir la moindre occasion. Je m’étais déjà trouvé une fois seul en présence des miroirs du père Inire ; puis j’avais vu Jonas, faisant preuve de plus de sagesse que moi, se jeter sans hésiter dans le flot des photons. Qui pouvait dire que je ne me trouverais pas un jour à nouveau devant ces miroirs ?
À cette pensée, je rejetai mon capuchon, afin de voir une fois de plus les étoiles ; mais le temps avait passé, et le soleil, encore tapi derrière les montagnes, éclairait déjà suffisamment le ciel pour réduire les astres à des lueurs infimes. Les visages de titan qui me dominaient maintenant n’étaient que ceux des maîtres de Teur, morts depuis des éternités, émaciés par le temps, les joues écroulées en avalanches.
Je me levai et m’étirai. Il était évident que je ne pourrais rester cette journée sans nourriture, comme la veille ; et plus clair encore qu’il était hors de question que je passe une autre nuit comme celle que je venais de vivre, avec ma cape comme seule couverture. C’est pourquoi, comme je n’osais toujours pas redescendre vers les vallées habitées, je me dirigeai vers la haute forêt dont le moutonnement s’étendait en dessous du niveau où je me trouvais.
Il me fallut pratiquement toute la matinée pour l’atteindre. Lorsque à la fin je pus me jeter au milieu des bouleaux à l’écorce rutilante qui lui servaient d’avant-garde, je constatai que, bien que dans l’ensemble la pente du terrain fût plus forte que ce à quoi je m’attendais, elle recelait en son milieu des zones plates où l’humus un peu plus riche et épais avait permis à des arbres d’une hauteur considérable de pousser. Ils étaient tellement serrés les uns contre les autres, que, bien souvent, la distance qui les séparait valait à peine le diamètre de leur tronc. Bien entendu, ils n’avaient rien à voir avec les essences dures, aux feuilles vernissées que nous avions laissées derrière nous sur la rive sud du Céphissus ; il s’agissait de conifères à l’écorce grossière, pour l’essentiel, s’élevant haut et droit, mais non verticalement, car en dépit de leur force et de leur hauteur, ils étaient obligés de fuir le plus possible les zones d’ombres de la montagne ; et un bon quart d’entre eux, au moins, montraient par leurs cicatrices la guerre impitoyable qu’il leur avait fallu mener contre les vents et la foudre.
J’étais venu dans la forêt avec l’espoir de rencontrer des bûcherons ou des chasseurs auxquels j’aurais demandé l’hospitalité que chacun (comme se plaisent à l’imaginer les citadins) offre au voyageur dans la nature. Mais cet espoir resta longtemps déçu. Régulièrement je m’immobilisais, prêtant l’oreille, à la recherche du tintement d’une hache ou d’un aboiement de chien. Mais il n’y avait que le silence, et de fait, en dépit de la fabuleuse réserve de bois que présentait cette forêt, je ne trouvai pas une seule souche montrant qu’un arbre y avait jamais été coupé.
Je finis cependant par tomber sur un petit ruisseau à l’eau glaciale qui serpentait entre les arbres, bordé de fougères tendres et naines, et d’une herbe fine comme une chevelure. Je bus à satiété, et pendant peut-être une demi-veille je suivis le cours de l’eau, qui formait une succession de cascades minuscules et de bassins le long de la pente, m’étonnant, comme certainement tant d’autres avant moi depuis des kiliades, qu’il enfle alors que je n’avais vu aucun tributaire s’y jeter.
Il finit par atteindre ainsi les proportions d’un véritable torrent qui menaçait les arbres eux-mêmes ; devant moi, je vis le tronc de l’un d’eux, épais d’au moins quatre coudées, tombé en travers de son lit, ses racines mises à nu par l’érosion. Je m’approchai sans prendre de précautions particulières, car il n’y avait pas le moindre bruit pour m’avertir, et prenant mon élan sur un tronçon qui dépassait, je bondis vers son sommet.
Je faillis trébucher et basculer dans l’océan du vide. Les remparts du château de l’Aiguille d’où j’avais aperçu la silhouette désolée de Dorcas, n’étaient qu’une simple balustrade comparée à la hauteur à laquelle je me trouvais. Le mur de Nessus était probablement le seul ouvrage fait par des entités vivantes susceptibles de lui être comparé. Le torrent s’effondrait d’un seul coup dans un gouffre tellement vaste qu’il était réduit à l’état de brume, formant des arcs-en-ciel concentriques dans sa chute. Tout en bas, les arbres étaient comme des jouets créés pour son fils par un père indulgent ; bordant une nouvelle forêt, je pus apercevoir un petit champ avec une maison grosse comme un caillou, et d’où montait un mince filet de fumée – image fantôme du ruban d’eau écumeuse dispersée en brouillard, disparaissant en volutes ténues dans le néant.
La descente de la falaise apparaissait au premier abord trop facile, car l’énergie que j’avais mise dans mon saut avait manqué de peu de me faire franchir le tronc de l’arbre abattu, qui dépassait lui-même nettement du bord. Lorsque j’eus repris mon équilibre, gagner la zone en contrebas me parut presque impossible. La paroi rocheuse était faite d’immenses pans parfaitement lisses, pour autant que je pouvais en juger depuis mon poste d’observation. Si j’avais eu une corde, peut-être aurais-je pu m’en servir pour atteindre la maison bien avant la tombée de la nuit. Mais bien entendu, je n’en avais pas, et d’ailleurs, j’aurais perdu beaucoup trop de temps à vérifier une corde de l’immense longueur requise.