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Je passai un certain temps à explorer la crête de la falaise, et je finis par découvrir un sentier qui, en dépit de sa raideur et de son étroitesse, montrait des signes de passage. Je ne vais pas relater par le menu les différentes étapes de cette descente, qui n’a de fait que bien peu de chose à voir avec ce récit, bien que, comme on l’imaginera aisément, ce fut une tâche qui m’absorba entièrement pendant un fort long moment. Je compris très vite qu’il fallait garder les yeux fixés sur les détours du chemin et la paroi, à ma droite ou à ma gauche en fonction des lacets. Sur sa plus grande longueur, il s’agissait d’une simple trace très escarpée, d’une coudée de large en moyenne, et parfois moins. De-ci, de-là, quelques marches avaient été taillées dans le roc, et en un point il n’y avait que des trous pour placer les mains et les pieds, si bien qu’il fallait descendre comme d’une échelle. Techniquement, ma progression offrait beaucoup moins de difficultés que je n’en avais par exemple rencontrées à l’entrée de la caverne des hommes-singes – d’autant plus que je n’étais pas sous le feu de carreaux d’arbalètes qui m’explosaient aux oreilles ; mais ma position, cent fois plus haute, avait de quoi donner le vertige.

Sans doute parce que j’étais contraint de me concentrer sur la paroi pour ignorer le vide de l’autre côté, je pris conscience de descendre devant un échantillon soigneusement découpé de l’écorce rocheuse qui recouvre la planète. Dans les anciens temps – du moins d’après ce que j’avais une fois lu dans un des livres que m’avait prêté maître Palémon –, le cœur de Teur lui-même était vivant, et les mouvements de ce cœur changeaient les plaines en fontaines ardentes, et on voyait parfois au cours d’une seule nuit s’ouvrir des océans entre des îles qui au coucher du soleil formaient encore un continent. On dit maintenant que le cœur de Teur est mort, et qu’il est en train de se refroidir et de rétrécir sous son manteau de roches, comme le cadavre de l’une de ces vieilles femmes restées dans les maisons abandonnées décrites par Dorcas, et qui se momifiaient dans l’air immobile et sec, jusqu’à ce que leurs vêtements tombent en lambeaux. Ainsi, paraît-il, en va-t-il de Teur ; et ici, la moitié d’une montagne s’était effondrée, laissant en quelque sorte l’autre moitié à vif sur une hauteur d’au moins une lieue.

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La chaumière de la veuve

À Saltus, où je suis resté quelques jours en compagnie de Jonas, et où j’ai procédé aux deuxième et troisième exécutions publiques à l’épée de ma carrière, les mineurs arrachent à la terre les métaux, les pierres de construction et même parfois les objets laissés par de très anciennes civilisations, qui fleurissaient des kiliades avant que ne s’élève le grand mur de Nessus. Pour cela, ils creusent des tunnels très étroits dans les flancs des collines, jusqu’à ce qu’ils tombent sur une couche de ruines assez riche pour être exploitée, ou même (lorsque la chance leur sourit particulièrement) sur un bâtiment dont une partie de la structure a été préservée, si bien qu’il leur sert de galerie toute faite.

Le travail qui leur coûtait tant d’effort là-bas aurait pu être accompli ici sans la moindre peine ou presque le long de la falaise que j’étais en train de descendre. Je côtoyai le passé, qui se tenait à mon épaule, nu et sans défense comme toutes les choses mortes, comme si le temps lui-même avait été ouvert par l’effondrement de la moitié de la montagne. Par endroits, on voyait saillir des ossements fossilisés d’hommes, ou d’animaux puissants. Les forêts avaient également laissé là leurs cadavres, et souches et branches s’étaient pétrifiées, si bien que tout en poursuivant mon chemin, j’en vins à me demander si, contrairement à ce que l’on croit habituellement, Teur ne serait pas en fait plus jeune que ses fils les arbres ; je m’imaginai ceux-ci en train de pousser dans le vide, à la face du soleil, accrochés les uns aux autres, leurs racines inextricablement mêlées, et leurs branches s’enlaçant mutuellement, jusqu’à ce que leur accumulation compose Teur comme nous la connaissons, et qu’ils soient réduits au rôle de la bourre de velours de son vêtement.

Plus bas encore gisaient les restes des bâtiments et des mécanismes de l’humanité ancienne. (Peut-être ceux d’autres races s’y trouvaient-ils aussi, car d’après plusieurs des histoires qui figuraient dans le petit livre brun, on comprenait que des colonies avaient été installées sur Teur par ceux que nous appelons les cacogènes, mais qui appartiennent en réalité à des myriades de races différentes, aussi distinctes les unes des autres que nous le sommes d’elles.) J’aperçus des fragments métalliques bleus et verts – comme on dit que le cuivre est rouge ou l’argent, blanc –, des métaux si curieusement travaillés que je n’arrivais pas à déterminer si leurs formes étaient les éléments de machines incompréhensibles ou appartenaient à des œuvres d’art. Il se peut d’ailleurs que dans les insondables cultures de ces races étrangères, il n’y ait eu aucune différence.

À un endroit, situé environ à la moitié du parcours, la ligne de faille avait coïncidé avec le mur couvert de mosaïques d’un bâtiment immense que mon chemin traversait en diagonale comme une griffure. Je n’ai pu découvrir ce que représentait l’agencement des innombrables carreaux ; durant la descente j’étais beaucoup trop près d’eux pour me les figurer dans leur ensemble, et quand j’eus atteint la base du mur, sa partie supérieure était trop haute, perdue dans la brume créée par la cascade. En la traversant, je la vis comme on peut penser qu’un insecte voit le visage sur un portrait qu’il parcourt. Ces carreaux avaient toutes sortes de formes ; ils étaient admirablement bien jointoyés, et je crus tout d’abord qu’ils représentaient des oiseaux, des lézards, des poissons et des créatures de ce genre, mêlés les uns aux autres sur le vif. Je comprends maintenant que mon interprétation était fausse, et qu’il devait plutôt s’agir des formes d’une géométrie que j’étais incapable de comprendre, de diagrammes d’une telle complexité que des contours vivants semblaient s’y dessiner, comme les contours des animaux réels naissent des tensions géométriques des molécules complexes.

Quelle que fût la chose représentée, cependant, ces figures semblaient n’avoir guère de rapport avec un dessin ou une peinture. L’ensemble était traversé de lignes de couleur, et bien que leur cuisson eût dû remonter à bien des kiliades, elles étaient tellement vives et brillantes qu’elles auraient pu être tracées seulement quelques instants avant mon passage par le pinceau d’un titan. Le béryl et le blanc étaient les deux nuances les plus utilisées ; et j’eus beau m’arrêter à plusieurs reprises pour m’efforcer de comprendre ce qui pouvait bien être décrit ici (qu’il se fût agi d’une écriture, d’un portrait, ou plus simplement d’un motif décoratif, comme ces jeux abstraits de lignes et d’angles, ou ces fonds de tapisseries anciennes en « verdure »), je fus incapable de rien conclure. Peut-être était-ce tout cela en même temps, ou bien n’y avait-il rien à voir, selon le point de vue où l’on se trouvait, ou bien selon la disposition d’esprit dans laquelle on était.

Une fois dépassé ce grand mur énigmatique, le chemin devenait plus facile ; je n’eus plus besoin de me laisser glisser le long d’à-pic exigus, et les marches, quand il y en avait, étaient beaucoup moins raides ou étroites qu’avant. J’atteignis la base de la falaise bien plus vite que je ne l’aurais cru. Je me retournai pour examiner l’itinéraire que je venais d’emprunter, et ce que j’en aperçus m’impressionna autant que si je ne l’avais jamais suivi ; il me parut par exemple présenter plusieurs solutions de continuité, dues au détachement de fragments de la falaise, et paraissait infranchissable.