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La maison que j’avais si bien repérée de mon perchoir en haut de la falaise était maintenant invisible, cachée parmi les arbres ; en revanche, je pouvais toujours apercevoir la fumée qui montait de sa « cheminée et se perdait dans le ciel. Je me frayai un chemin au milieu d’une forêt moins chaotique que celle qui s’était terminée au bord de la falaise, et dont les arbres me paraissaient encore plus vieux. On ne voyait nulle part les grandes fougères des zones méridionales, qui semblaient bien, en fait, ne pas aller plus loin dans le nord que le Manoir Absolu, si j’excepte celles qui étaient cultivées dans le jardin d’Abdiesus. Il y avait au contraire des violettes sauvages aux feuilles luisantes, et des fleurs de la couleur exacte des yeux de la pauvre Thècle, poussant entre les racines des arbres ; une mousse épaisse couvrait le sol d’un somptueux velours vert, formant un véritable tapis et une riche vêture pour les arbres.

Avant d’apercevoir la maison ou le moindre signe de présence humaine, j’entendis les aboiements d’un chien. Avec ce bruit familier, tout ce qu’avait de magique et d’étrange ce sous-bois luxueux et paré s’évanouit, ou du moins se fit infiniment lointain. J’eus l’impression que quelque forme de vie mystérieuse, ancienne et exotique mais aussi amicale, avait été sur le point de se révéler à moi, mais s’était retirée au dernier moment : comme quelque personnage immensément éminent, un maître de la musique, peut-être, que je me serais efforcé pendant des années d’attirer jusque chez moi, et qui, au moment de frapper à ma porte, aurait entendu la voix d’un autre invité qu’il ne souhaitait pas voir, et, laissant retomber sa main, serait reparti pour ne jamais revenir.

Mais comme ce son était réconfortant ! Cela faisait presque deux longues journées que j’étais absolument seul ; tout d’abord au milieu du chaos de roches, la veille, puis sous la beauté glaciale des étoiles pendant la nuit, ensuite au cœur de la forêt et de ses murmures. Mais ce son ordinaire et râpeux était comme le rappel des douceurs du confort d’une maison humaine – et je me les imaginai si vivement qu’il me semblait presque les éprouver. Je savais déjà que le chien ressemblerait à Triskèle, ce qui était bien le cas, mis à part qu’il avait quatre pattes au lieu de trois, qu’il était un peu plus long et plus étroit de poitrine et de crâne, et que sa robe était légèrement plus brune ; mais il avait les mêmes yeux dansants, la même queue agitée, la même grosse langue pendante. Il commença par une violente déclaration de guerre, qu’il retira immédiatement après que je lui ai parlé, et je n’avais pas fait vingt pas qu’il venait se faire gratter les oreilles. Je ne tardai pas à déboucher dans la petite clairière où se dressait la maison, le chien sautant autour de moi.

Les murs étaient en pierre, mais n’allaient guère plus haut que ma tête. Le toit de chaume, l’un des plus raides que j’aie jamais vu, était parsemé de pierres plates, afin de le retenir par grand vent. C’était une demeure tout à fait représentative de ces chaumières de paysans et de pionniers qui sont la gloire et le désespoir de la Communauté, capables une année de produire assez de denrées pour nourrir toute la population de Nessus, mais qu’il faut approvisionner l’année suivante si on ne veut pas qu’ils meurent de faim.

Quand il n’existe pas d’allée pavée devant une maison, il est facile de deviner sa fréquentation à la manière dont l’herbe pousse à proximité du seuil, selon qu’elle est foulée par de nombreux pieds ou non. Il n’y avait ici qu’un petit cercle de poussière de la taille d’un grand mouchoir, juste à la hauteur de la pierre qui marquait l’entrée. Voyant cela, je pensai que je risquais de faire peur à l’habitant de la petite bicoque (supposant en effet qu’une seule personne pouvait habiter ici), si j’apparaissais brusquement dans l’embrasure de la porte ; comme le chien n’aboyait plus depuis un moment, je m’arrêtai au bord de la clairière, et lançai à tout hasard un grand salut.

Mon cri se perdit entre les arbres et dans le ciel, et le silence retomba.

J’appelai de nouveau tout en me dirigeant vers la porte, le chien sur mes talons ; j’en étais à quelques pas lorsqu’une femme s’encadra dans l’ouverture. Elle avait un visage délicat qui aurait même pu être beau s’il n’avait pas été disgracié par un regard hanté ; elle portait une robe en haillons, qui ne se différenciait de celle d’un mendiant que par sa propreté. Au bout d’un instant, un petit garçon à la tête ronde, et aux yeux encore plus hagards que ceux de sa mère, coula un regard, accroché à ses jupes.

« Je suis désolé si je vous ai fait peur, dis-je, mais je me suis perdu dans ces montagnes. »

La femme eut un mouvement de tête hésitant, puis finalement se retira de la porte pour me laisser entrer. L’épaisseur des murs était telle qu’elle était encore plus petite à l’intérieur que ce que je m’étais imaginé, et elle embaumait d’une odeur étrange, venant d’un chaudron suspendu par un crochet au-dessus d’un feu, et où mijotait un légume qui m’était inconnu. Les fenêtres étaient rares et petites, et, à cause de l’épaisseur des murs, avaient plutôt l’air de boîtes d’ombres que d’ouvertures vers la lumière. Un vieil homme, assis sur une peau de panthère, tournait le dos au feu ; ses yeux étaient tellement dépourvus d’intelligence et perdus dans le vague, que je le crus sur le moment aveugle. Une table se tenait au milieu de la pièce, entourée de cinq chaises, dont trois pour des adultes. L’histoire de Dorcas sur les meubles récupérés dans le Sud pour être vendus aux éclectiques ayant développé des goûts plus sophistiqués me revint alors à l’esprit, mais ce mobilier avait manifestement été fabriqué sur place.

La femme suivit la direction de mon regard, et me dit : « Mon mari ne va pas tarder à rentrer. C’est bientôt l’heure du souper.

— Vous n’avez pas à vous inquiéter, répondis-je. Je ne vous veux aucun mal. Si vous me permettez de partager votre repas et de dormir ici cette nuit à l’abri du froid, et si vous m’indiquez demain matin la direction à prendre, je serais très heureux de vous aider s’il y a quoi que ce soit à faire. »

La femme acquiesça, et de manière tout à fait inattendue, le petit garçon me lança : « Avez-vous vu Sévéra ? » Sa mère se tourna vers lui à une telle vitesse qu’elle me fit penser à maître Gurloes en train de faire une démonstration de prise, de celles que l’on utilise à l’encontre des prisonniers récalcitrants. J’entendis la gifle plus que je ne la vis, et le gamin se mit à crier. Sa mère lui barra le chemin de la porte, et il alla se réfugier derrière un coffre, dans le coin opposé de la pièce. Je compris alors, ou crus comprendre, que Sévéra était une fille ou une femme qu’elle pensait être plus vulnérable qu’elle-même et à qui elle avait ordonné de se cacher (probablement dans le grenier, sous le toit de chaume), avant de me laisser entrer. Je me dis cependant que je perdrais mon temps à protester de mes bonnes intentions, car si cette femme était ignorante, elle n’était pas sotte ; la meilleure façon de gagner sa confiance était encore de la mériter. Je commençai donc par dire que je me laverais avec plaisir et que j’irais volontiers chercher de l’eau pour la faire un peu chauffer sur le feu, si elle pouvait m’indiquer où se trouvait la source ou le ruisseau. Elle me donna un récipient et m’expliqua où se trouvait leur point d’eau.

Je me suis trouvé à plusieurs reprises dans des lieux que les conventions littéraires font passer pour romantiques – au sommet de hautes tours, dans les entrailles de la planète, dans des palais somptueux, dans des jungles, à bord de vaisseaux, mais aucun d’eux, cependant, ne m’a autant affecté que cette pauvre masure de pierre. Elle me paraissait être l’archétype de ces grottes dans lesquelles, comme l’enseignent les érudits, l’humanité s’était réfugiée quand les civilisations atteignaient le point le plus bas de leurs cycles. À chaque fois que j’ai lu la description d’une retraite rustique idyllique (c’était une idée qui plaisait beaucoup à Thècle) il n’était question que de sa propreté et de l’ordre qui y régnait. Il y avait un semis de menthe en dessous de la fenêtre, quelques cordes de bois bien rangées le long du mur le plus froid, une dalle en pierre brillante comme seuil, et ainsi de suite. Il n’y avait rien de tout cela, ici, et cette chaumière était bien loin de cet idéal ; pourtant, elle avait plus de perfection par ses imperfections mêmes, en ce qu’elle montrait que des êtres humains pouvaient vivre et aimer en un lieu aussi retiré sans pour autant être capables de faire de leur demeure un poème.