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« Est-ce que vous vous rasez toujours avec votre épée ? » me demanda la femme. C’était la première fois qu’elle m’adressait spontanément la parole.

« C’est une coutume, une vieille tradition. Si cette épée n’était pas assez aiguisée pour que je puisse me raser, j’aurais honte de la porter ; et si elle l’est assez, pourquoi ne pas m’en servir ?

— N’empêche, ce ne doit pas être facile, avec une lame aussi lourde et encombrante, et il doit falloir faire très attention pour ne pas se couper.

— C’est un excellent exercice pour les bras. Et c’est très bien pour moi de manier mon épée à chaque occasion, afin qu’elle me devienne aussi familière que ma propre main.

— Vous êtes donc un soldat ; c’est bien ce que je me disais.

— Non. Je tue des hommes. »

Ma réponse parut la troubler, et elle s’excusa : « Je ne voulais pas vous insulter.

— Vous ne m’avez pas insulté. Tout le monde tue quelque chose à un moment ou un autre ; vous avez bien tué ces racines qui cuisent dans le chaudron, en les jetant dans l’eau bouillante. Lorsque je tue un homme, je sauve la vie de toutes les choses vivantes qu’il aurait détruites s’il avait lui-même continué à vivre, y compris, peut-être, beaucoup d’autres hommes, des femmes et des enfants. Que fait votre mari ? »

Mes explications arrachèrent un sourire à la femme – le premier depuis que j’étais arrivé ; elle me parut d’un seul coup beaucoup plus jeune. « Il fait un peu de tout ; pour vivre ici, il faut savoir tout faire.

— Vous n’y êtes donc pas nés.

— Non. Il n’y a que Sévérian…» Le sourire était parti.

« Vous avez bien dit Sévérian ?

— Oui, c’est le nom de mon fils, que vous avez vu tout à l’heure ; il est en train de nous espionner maintenant. Parfois c’est un petit écervelé.

— C’est mon propre nom ! Je suis maître Sévérian. »

Elle s’adressa au garçon : « As-tu entendu ça ? Le monsieur porte le même nom que toi. » Puis se tournant à nouveau vers moi : « Pensez-vous que c’est un beau nom ? L’aimez-vous ?

— Je crains bien de n’y avoir jamais pensé, mais je suppose qu’il me plaît, oui. Je trouve qu’il me va bien. » J’avais fini de me raser, et je m’installai sur une chaise pour nettoyer la lame de Terminus Est.

« Je suis née à Thrax, reprit la femme. Connaissez-vous cette ville ?

— J’en arrive justement. » Inutile de le lui cacher : si les dimarques venaient l’interroger après mon départ, la description de ma tenue suffirait à les renseigner, de toute façon.

« Vous n’auriez pas rencontré une femme du nom de Héraïs ? C’est ma mère. »

Je secouai négativement la tête.

« Bien sûr, c’est une grande ville, j’imagine. Vous n’y êtes pas resté très longtemps.

— Non, en effet, pas très longtemps. Et vous, dans ces montagnes, n’avez-vous jamais entendu parler des pèlerines ? C’est un ordre religieux féminin ; elles sont habillées en rouge.

— Je ne crois vraiment pas ; nous sommes très à l’écart de tout, vous savez.

— J’essaye de les retrouver, et si je ne peux pas, je m’engagerai dans les armées de l’Autarque, pour faire la guerre aux Asciens.

— Mon mari pourrait vous donner de meilleures indications que moi. Ce n’était cependant pas la peine de grimper aussi haut ; Bécan – c’est mon mari – dit que les patrouilles ne font jamais d’ennuis aux soldats qui se dirigent vers le nord, même lorsqu’ils empruntent les anciennes routes interdites. »

Tandis qu’elle parlait des soldats qui se déplaçaient vers le nord, quelqu’un d’autre, beaucoup plus près, était aussi en train de se déplacer. C’était un mouvement tellement retenu qu’il était presque inaudible, entre les craquements du feu et la lourde respiration du vieillard, mais on ne pouvait cependant s’y tromper. Des pieds nus, incapables de supporter plus longtemps l’immobilité qu’exige le silence, venaient de bouger presque imperceptiblement, et les planches, sous le poids distribué différemment, avaient légèrement grincé.

15

Il te précède !

Le mari qui devait prétendument être de retour avant le repas du soir n’arriva pas, et tous les quatre – la femme, son fils, le vieillard et moi-même –, nous nous mîmes à table sans lui pour manger. J’avais tout d’abord cru que l’annonce de ce retour était une façon pour la femme de m’empêcher de commettre quelque vilenie, si j’avais eu de mauvaises intentions ; mais comme l’après-midi maussade se traînait dans un de ces silences qui annoncent les tempêtes, il devint évident qu’elle n’avait fait que me dire la vérité, car elle commençait à s’inquiéter sérieusement.

Notre repas fut certainement l’un des plus simples que l’on puisse imaginer ; mais ma faim était telle que je m’en souviens comme l’un des plus merveilleux que j’aie jamais pris. Il était composé de légumes bouillis, sans sel ni beurre, de pain grossier et d’un peu de viande. Il n’y avait ni vin ni fruits, rien de frais ni de sucré. Je crois avoir mangé davantage que les trois autres ensembles.

Lorsque ce repas fut terminé, la femme, qui, je l’avais appris, s’appelait Casdoé, s’empara d’un long piolet ferré posé dans un coin, et partit à la recherche de son mari, m’assurant qu’elle n’avait nul besoin d’escorte, après avoir dit au vieil homme, qui ne parut pas y faire attention, qu’elle n’irait pas loin et reviendrait bien vite. Comme le vieillard restait toujours aussi impénétrable que lorsque je l’avais trouvé dos au feu, je me rabattis sur le garçon dont je gagnai la confiance en lui montrant Terminus Est et en lui permettant de la tenir par la poignée ; puis, quand il eut en vain essayé de soulever la lourde lame, je lui demandai si Sévéra n’allait pas descendre pour s’occuper de lui, maintenant que sa mère était sortie.

« Elle est revenue la nuit dernière », me dit-il.

Je crus qu’il faisait allusion à la mère et je lui répondis : « Je suis sûr qu’elle va revenir aussi ce soir ; mais ne crois-tu pas que Sévéra devrait s’occuper de toi, pendant son absence ? »

Comme le font parfois les enfants qui ne sont pas encore assez à l’aise avec le langage pour pouvoir argumenter, il se contenta de hausser les épaules et de tenter de s’éloigner de moi.

Je le saisis par les épaules. « Je veux que tu montes au grenier, maintenant, petit Sévérian, et que tu lui dises de venir. Je promets de ne pas lui faire de mal. »

Il acquiesça et se dirigea vers l’échelle, mais lentement et à contrecœur. « Méchante femme », dit-il.