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Là-dessus, pour la première fois depuis que j’étais dans la petite maison, le vieillard ouvrit la bouche pour parler. « Viens par ici, Bécan ! Je veux te parler de Féchine. » Je mis un moment avant de comprendre qu’il me prenait pour son gendre, et que c’est à lui qu’il croyait s’adresser.

« C’était le pire de nous tous, ce Féchine. Un grand garçon brutal, avec des poils rouges sur les bras qui lui descendaient jusque sur le dos des mains. Il avait d’ailleurs des bras de singe ; si tu n’avais vu rien que son bras en train d’attraper quelque chose, tu l’aurais sûrement pris pour un bras de singe, longueur mise à part. Il s’est emparé une fois de notre casserole de cuivre, la grande, celle que maman utilisait pour faire des saucisses ; j’ai aperçu son bras, mais je n’ai pas dit qui avait fait le coup, parce qu’il était mon ami. Je ne l’ai jamais revue, jamais ; et pourtant je me suis trouvé avec lui mille fois depuis. Je le soupçonnais d’y avoir adapté une voile et d’en avoir fait un bateau, pour la faire naviguer sur la rivière, car c’est exactement ce que j’avais toujours voulu faire moi-même avec la grande casserole ovale.

J’ai parcouru toutes les rives des environs pour la trouver, mais la nuit tombait vite, et il fallait toujours faire demi-tour. Ou alors, il a peut-être fait reluire le fond comme un miroir pour se regarder – il faisait parfois son autoportrait. À moins qu’il ne l’ait remplie d’eau pour voir son reflet. »

J’avais traversé la pièce pour aller l’écouter, en partie parce qu’il s’exprimait d’une manière fort indistincte, en partie par respect, car son visage marqué par l’âge me rappelait un peu celui de maître Palémon, les yeux artificiels de ce dernier mis à part. « J’ai rencontré une fois un homme de ton âge qui disait avoir posé pour Féchine », lui dis-je.

Le vieil homme me regarda ; aussi vite que l’ombre d’un oiseau peut franchir un drap en train de sécher sur l’herbe, je vis passer sur son visage une expression qui signifia que, pendant un bref instant, il avait pris conscience de ne pas être en train de s’adresser à Bécan. Il ne cessa cependant pas de parler, ni ne tint aucun compte de ce fait. On aurait dit que ce qu’il était en train d’essayer d’exprimer était tellement urgent qu’il fallait absolument qu’il en fît part à quelqu’un, qu’il le déversât dans les premières oreilles à passer à sa portée, avant que ce fût perdu pour l’éternité.

« Mais il n’avait pas du tout une tête de singe : Féchine était beau. Le plus beau garçon des environs. Il arrivait toujours à se nourrir et à trouver de l’argent grâce aux femmes. Il en obtenait tout ce qu’il voulait. Je me rappelle qu’une fois, nous marchions sur le chemin qui conduisait au vieux moulin, disparu maintenant. J’avais une feuille de papier que le maître m’avait donnée à l’école. Du vrai papier, qui n’était pas tout à fait blanc, mais avait une touche de brun, avec de petites taches ici et là ; on aurait dit une truite dans du lait. Le maître me l’avait donnée afin que je puisse écrire une lettre pour ma mère – parce qu’à l’école, nous écrivions toujours sur des ardoises, avec de la craie, et puis ensuite on effaçait avec une éponge pour pouvoir écrire autre chose, et quand personne ne regardait, on frappait l’éponge avec l’ardoise et on l’envoyait voler contre le mur, ou sur la tête de quelqu’un. Mais Féchine adorait dessiner, et je pensais à cela tandis que nous marchions, et à la tête qu’il ferait s’il avait du papier pour faire un dessin qu’il pourrait conserver.

« C’était les seules choses qu’il gardait, d’ailleurs. Tout le reste, il le perdait, le donnait, ou le jetait ; je savais ce que mère voulait dire, et je me disais qu’en écrivant petit et serré, la moitié de la feuille suffirait. Féchine ne savait pas que je l’avais, mais je l’ai sortie, la lui ai montrée, puis l’ai pliée et déchirée en deux. »

Au-dessus de nos têtes, j’entendais la voix flûtée du petit garçon, sans toutefois comprendre ce qu’il disait.

« C’était la plus belle journée que j’avais vue de toute ma vie. Le soleil n’avait jamais été aussi éclatant, comme quelqu’un de malade la veille et qui le sera encore le lendemain peut avoir envie de marcher et de rire aujourd’hui, si bien que, si un étranger venait à passer, il penserait à le voir que tout va bien, qu’il n’est pas du tout malade, et que le lit et les médicaments sont pour quelqu’un d’autre. On dit toujours dans les prières que le Nouveau Soleil sera tellement brillant que l’on ne pourra pas le fixer des yeux, et j’avais toujours pensé jusqu’à ce jour que c’était une image, une façon de parler, comme lorsque l’on dit qu’un bébé est magnifique, ou bien quand on loue l’excellent travail fait par quelqu’un ; même s’il y avait deux soleils dans le ciel, on pourrait les regarder tous les deux. Mais ce jour-là, j’appris que c’était vrai, et l’éclat de la lumière sur le visage de Féchine était plus que je ne pouvais supporter. Les larmes me venaient aux yeux. Il me remercia, et nous continuâmes notre chemin jusqu’à une maison où vivait une fille. J’ai oublié son nom, mais je me souviens par contre de sa beauté, qui était remarquable, une beauté qui n’appartient qu’aux gens paisibles. Je ne savais pas à ce moment-là que Féchine la connaissait, mais il me demanda d’attendre, et je m’assis sur la première marche, à côté du portail. »

Un pas plus lourd que celui du jeune garçon se dirigeait maintenant vers le coin où se trouvait l’échelle.

« Il ne resta pas à l’intérieur bien longtemps, mais quand il sortit, je vis aussi la fille qui regardait par la fenêtre, et je sus ce qu’ils avaient fait. Je le dévisageai, et il écarta ses longs bras minces, ses bras de singe. Comment pouvait-il partager ce qu’il avait eu ? Finalement, il s’arrangea pour que la fille me donne un morceau de pain et des fruits. Il fit mon portrait d’un côté de la feuille de papier, et celui de la fille de l’autre. Mais bien sûr il garda le tout. »

Le premier barreau de l’échelle craqua, et je tournai la tête pour regarder. Comme je m’y attendais, c’était une femme qui descendait. Elle n’était pas très grande mais avait un corps complètement formé, et bien marqué à la taille ; sa robe était presque en aussi mauvais état que celle de la mère du garçon, mais beaucoup plus sale. Une somptueuse chevelure brune cascadait dans son dos. Je crois que je la reconnus avant qu’elle eût tourné son visage vers moi ; les joues aux pommettes hautes et les longs yeux bruns en amande ne firent que me confirmer qu’il s’agissait bien d’Aghia. « Tu savais donc que j’étais ici depuis le début, me lança-t-elle.

— Je pourrais te faire la même remarque. On dirait même que tu étais ici avant moi.

— Je n’ai fait que supposer que tu emprunterais cet itinéraire. Il se trouve simplement que je suis arrivée un peu avant toi, et j’ai dit à la maîtresse de maison ce que tu me ferais si elle ne me cachait pas. » (Je suppose qu’elle voulait me faire savoir qu’elle disposait d’un allié sur place, même s’il était bien faible.)

« Tu as essayé de me tuer depuis l’instant où je t’ai aperçue dans la foule de Saltus.

— C’est une accusation ? Eh bien, oui.

— Tu mens. »

C’était la première fois que j’arrivais à prendre Aghia par surprise. « Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Simplement que tu avais envisagé de me tuer bien avant Saltus.

— Avec l’Averne. Oui, bien sûr.

— Et après, encore. Je sais qui est Héthor, Aghia. »

J’attendis sa réponse, mais elle ne dit rien.

« Le jour où nous nous sommes rencontrés, tu m’as dit qu’il y avait un vieux marin qui voulait vivre avec toi. Vieux, laid et pauvre, d’après ta description ; et je ne comprenais pas comment toi, une si ravissante jeune personne, pouvais seulement envisager un pareil parti, alors que tu n’en étais tout de même pas au point de mourir de faim. Tu avais ton frère jumeau pour te protéger, et la boutique rapportait un peu d’argent. »