Ce fut à mon tour d’être surpris quand elle me répondit : « Je me serais donnée à lui pour en faire mon esclave. Il est maintenant mon esclave.
— Je pensais que tu lui en avais seulement fait la promesse, s’il me tuait.
— Je lui ai promis cela et bien d’autres choses, et il est devenu ma chose. Il te précède partout, Sévérian, et n’attend qu’un mot de moi.
— Avec d’autres de ses créatures ? Merci de m’avertir. Je crois que je commence à comprendre… Il vous a menacés, toi et Agilus, avec les charmants favoris qu’il a ramenés d’autres sphères. »
Elle acquiesça. « Il est venu vendre ses habits, des habits qui étaient du genre de ceux que l’on portait dans les anciens vaisseaux qui naviguaient au-delà des limites du monde, il y a très longtemps ; ce n’était pas des déguisements, des faux, ni même de ces vêtements mortuaires qui sont restés pendant des siècles dans le noir, mais des habits relativement neufs. Il nous a dit que ses vaisseaux, tous ses vaisseaux, s’étaient perdus dans les ténèbres entre les soleils, en un lieu où les années n’existent pas. Perdus au point que même le Temps était incapable de les trouver.
— Je sais, dis-je, Jonas m’a raconté.
— Après avoir appris que tu allais tuer Agilus, j’ai été le trouver. Par bien des côtés, il est la faiblesse même ; mais d’une force incroyable par d’autres. Si je n’avais fait que lui promettre mon corps je n’en aurais rien obtenu ; mais je fis pour lui toutes les choses bizarres qu’il me demanda, et je réussis à lui faire croire que je l’aimais. Il fait maintenant tout ce que je lui dis. Il t’a suivi pour moi après la mort d’Agilus ; avec son argent, j’ai loué les services des hommes que tu as tués auprès de la mine, et les créatures qu’il commande te tueront pour moi un jour ou l’autre, si je ne le fais pas moi-même dès maintenant.
— Tu avais l’intention d’attendre que je sois endormi, puis de descendre pour venir m’assassiner, je suppose ?
— J’aurais commencé par te réveiller – mon couteau sur ta gorge. Mais le garçon a dit que tu me savais ici, et j’ai pensé que ce serait plus amusant. Dis-moi, cependant, comment as-tu deviné, pour Héthor ? »
Une rafale de vent passa par les fenêtres étroites, faisant fumer la cheminée. Le vieil homme qui, retombé dans son mutisme, restait assis sans bouger, toussa et cracha dans les braises. Quant au petit garçon, qui était descendu du grenier pendant notre conversation, il nous regardait avec de grands yeux, sans comprendre de quoi nous parlions.
« J’aurais dû m’en douter depuis longtemps, dis-je. Mon ami Jonas avait été marin, lui aussi. J’ai l’impression que tu dois t’en souvenir ; tu l’as aperçu à l’entrée de l’ancienne mine et tu dois savoir qui il est.
— Nous le savons.
— Peut-être étaient-ils même enrôlés sur le même vaisseau. Ou bien auraient-ils pu se reconnaître à certains signes ; ou bien encore Héthor craignait-il d’être identifié, tout simplement. Toujours est-il que je ne le vis pas beaucoup tant que je voyageais avec Jonas, alors qu’il paraissait extrêmement friand de ma compagnie auparavant. Je l’aperçus dans la foule, lors de la double exécution de Saltus, mais il n’essaya pas de venir me parler ensuite. Nous le vîmes encore loin derrière nous, sur la route du Manoir Absolu, mais il ne se mit à courir vers moi que lorsque Jonas se trouva bien loin, emporté par son destrier ; il devait pourtant avoir très envie de récupérer ses noctules. Et finalement, lorsqu’il fut jeté dans l’Antichambre du Manoir Absolu, il ne fit rien pour venir s’asseoir près de nous, alors même que Jonas était presque mort ; mais une chose qui laissait une traînée visqueuse derrière elle était en train de fouiller la salle quand nous nous sommes esquivés. »
Aghia ne dit rien, et telle qu’elle était maintenant, silencieuse et apparemment calme, elle aurait pu être cette petite jeune femme laborieuse que j’avais aperçue le lendemain du jour où j’avais quitté notre Citadelle, en train d’enlever les grilles protégeant la vitrine de son magasin poussiéreux.
« Vous avez dû perdre tous les deux ma trace sur le chemin de Thrax, continuai-je, ou bien être retardés par quelque accident. Et même après avoir découvert que Dorcas et moi étions dans cette ville, vous deviez probablement ignorer que j’avais la responsabilité de la Vincula, car Héthor s’est contenté d’envoyer sa créature de feu patrouiller dans les rues, pour me chercher au hasard. Puis, je ne sais comment, vous avez retrouvé Dorcas au Canard sur son nid…
— Nous y logions nous-mêmes, me coupa Aghia. Nous n’étions arrivés que depuis quelques jours, et nous étions partis à ta recherche quand tu y es venu. Après quoi, lorsque je me suis rendu compte que la fille de la mansarde n’était autre que la folle que tu avais ramassée dans les Jardins botaniques, nous ne savions toujours pas que c’était toi qui l’avais conduite là : cette vieille taupe de l’auberge nous avait dit que l’homme portait des vêtements ordinaires. Nous avons cependant pensé qu’elle pouvait savoir où tu te trouvais, et qu’elle parlerait plus volontiers à Héthor. Qui ne s’appelle d’ailleurs pas Héthor, au fait. Il dit porter un nom beaucoup plus ancien, un nom comme on n’en entend plus à l’heure actuelle.
— Et il a parlé à Dorcas de la créature de feu, continuai-je, elle me l’a dit. J’en avais déjà entendu parler auparavant, mais Héthor connaissait son nom : une salamandre. Sur le coup, lorsque Dorcas le mentionna, je n’ai pas fait le rapprochement ; mais je me souvins par la suite que Jonas connaissait lui aussi le nom de ces choses noires qui avaient volé à notre poursuite, près du Manoir Absolu. Il les appelait des noctules, et il m’avait dit que les marins leur donnaient ce nom parce qu’elles trahissaient leur présence par une bouffée de chaleur. Si Héthor connaissait le nom de la créature de feu, ce devait être un nom donné par les marins, aussi, et Héthor pouvait avoir un rapport avec la créature. »
Aghia eut un sourire ironique. « Eh bien, maintenant tu n’ignores plus rien, et tu m’as à ta merci, du moins si tu es capable de manier ta gigantesque lame dans un endroit comme celui-ci.
— Tu es déjà à ma merci sans cela. D’ailleurs, tu l’as été, sous mon pied, à l’extérieur de la mine de Saltus.
— Mais j’ai toujours mon poignard. »
La mère du garçon fit à ce moment son apparition dans l’entrée, ce qui suspendit notre joute verbale. Elle eut tout d’abord une expression étonnée en nous regardant tour à tour ; puis, comme s’il n’y avait rien qui puisse lui faire oublier son chagrin ni la détourner de ce qu’elle avait à faire, elle referma la porte, qu’elle verrouilla d’une lourde barre.
« Il m’a entendue dans le grenier, expliqua Aghia, et il m’a obligée à descendre, Casdoé. Il veut me tuer.
— Et comment pourrais-je l’empêcher ? » répliqua la femme d’un ton fatigué. Elle se tourna vers moi. « Je l’ai cachée parce qu’elle disait que vous vouliez lui faire du mal. Allez-vous me tuer moi aussi ?
— Non, pas plus que je ne vais la tuer, comme elle le sait fort bien. »
La rage déforma le visage d’Aghia, tout à fait comme celui d’une femme délicieuse sculptée dans de la cire par quelqu’un comme Féchine par exemple, se serait déformé sous l’action du feu, coulant et brûlant en même temps. « Tu as tué Agilus, et tu t’en es glorifié ! Ne suis-je pas aussi digne de mourir que lui ? Nous étions une même chair tous les deux ! » Je ne l’avais tout d’abord pas crue lorsqu’elle avait dit être armée d’un poignard, mais il y en avait un dans sa main – l’une de ces dagues crochues comme on les forge à Thrax –, avant que je me fusse rendu compte qu’elle le sortait.