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— Et tu accepterais, Bécan, de la laisser dévorer ta femme et ton fils ?

— C’est même moi qui la dirigerai. Je la dirige déjà. Je veux que Casdoé et Sévérian se joignent à nous, tout comme j’ai rejoint Sévéra aujourd’hui même. Lorsque le feu mourra, tu mourras toi aussi, et tu viendras nous rejoindre, comme eux plus tard. »

Je ris. « Aurais-tu donc oublié que je t’ai justement blessé quand je ne voyais pas ? » Terminus Est parée pour l’action, je traversai précautionneusement la pièce, jusqu’à la chaise que j’avais démolie ; j’arrachai ce qui avait été son dossier et le jetai dans le feu, soulevant un nuage d’étincelles. « C’est du bois bien sec, j’ai l’impression, qui a même été frotté de cire d’abeilles par une main soigneuse. Il devrait fort bien brûler.

— Cela ne change rien ; l’obscurité viendra. » La bête/Bécan semblait disposer d’infinies réserves de patience… « L’obscurité viendra, et tu te joindras à nous.

— Non. Lorsque la chaise aura presque fini de brûler et que la lumière baissera à nouveau, j’avancerai sur toi et je te tuerai. Je n’attends maintenant que pour te laisser saigner. »

Une sorte de silence surnaturel s’établit ; il n’y avait rien dans le manque d’expression de la bête qui laissât supposer une pensée. Je savais que de même que ce qui restait de la chimie neurale de Thècle se trouvait fixé dans les noyaux de certaines de mes propres cellules frontales, grâce à une sécrétion distillée à partir d’organes appartenant à cette créature, de même l’homme et sa fille hantaient les fourrés épais du cerveau de l’alzabo, et croyaient y vivre ; mais ce que pouvait être ce simulacre de vie, les rêves et les désirs qu’il était capable de nourrir – cela restait un mystère.

Au bout d’un long moment, la voix de l’homme reprit : « Dans une veille ou deux, autrement dit, je vais te tuer ou tu vas me tuer. Ou bien nous nous détruirons mutuellement. Si maintenant je m’éloigne, si je pars dans la nuit et la pluie, me pourchasseras-tu encore, lorsque le basculement de Teur aura fait revenir le soleil ? Ou resteras-tu ici pour m’empêcher de rejoindre la femme et l’enfant qui sont les miens ?

— Non, dis-je. Je ne te pourchasserai pas davantage.

— Le jures-tu sur ce que tu as de plus sacré ? Jureras-tu sur ton épée, bien que tu ne puisses pas la tourner vers le soleil ? »

Je fis un pas en arrière et retournai Terminus Est, la tenant par la lame de telle manière que son extrémité fut dirigée sur mon cœur. « Je jure sur cette épée, insigne de mon rang et instrument de mon art, que si tu ne retournes pas ici cette nuit, je ne te traquerai pas demain. Je ne resterai pas non plus dans cette maison. »

Avec la vivacité d’un serpent, il fit demi-tour. Pendant un instant, j’aurais peut-être eu la possibilité de le frapper au dos. Mais déjà il avait disparu dans les ténèbres, les traces de son passage se résumant à la porte ouverte, à la tache de sang et à la chaise réduite en morceaux. Beaucoup plus sombre que le sang des animaux de notre planète, celui de l’alzabo était en train d’imbiber le plancher raboté de la maison.

J’allai jusqu’à la porte et la fermai à l’aide de la lourde barre de bois. Puis je remis la Griffe dans le petit sac suspendu à mon cou, et, comme la bête l’avait suggéré, je poussai la table jusque sous la trappe du grenier ; à l’aide d’une chaise, je n’eus aucune difficulté à m’y hisser. Casdoé, le vieil homme et le garçon qui portait le même nom que moi attendaient, dans le recoin le plus éloigné ; les yeux du petit Sévérian disaient assez qu’il porterait vingt ans encore en lui le souvenir de cette terrible nuit. Le petit groupe baignait dans la lueur vacillante d’une lampe suspendue à l’une des poutres du toit.

« Comme vous pouvez le constater, leur dis-je, j’ai survécu. Avez-vous entendu ce dont nous sommes convenus avec l’alzabo ? »

Casdoé acquiesça de la tête, sans parler.

« Si vous m’aviez donné la lumière que je vous ai réclamée, je n’aurais pas fait la promesse que j’ai faite. Mais dans de telles conditions, je ne vous devais plus rien. À votre place, je quitterais cette maison dès le point du jour, et fuirais vers les basses terres. Mais cela vous regarde.

— Nous avions peur, murmura Casdoé.

— Et moi donc ! Où est passée Aghia ? »

À ma grande surprise, ce fut le vieillard qui répondit, en me montrant le toit du doigt. À l’emplacement indiqué, une ouverture avait été pratiquée dans le chaume épais, suffisamment large pour laisser passer le corps mince d’Aghia.

Je dormis cette nuit auprès du feu, après avoir averti Casdoé que je tuerais sans merci quiconque descendrait du grenier. Au petit matin, je fis le tour de la maison ; comme je l’avais prévu, le poignard d’Aghia n’était plus planté dans le volet de bois.

17

L’épée du licteur

« Nous partons, me dit Casdoé. Mais avant cela, je vais faire à déjeuner pour tout le monde. Vous n’êtes pas obligé de manger avec nous, si vous préférez. »

Je lui répondis d’un simple signe de tête affirmatif, et attendis à l’extérieur ; elle m’apporta au bout d’un moment un grand bol de bouillie nature et une cuillère de bois. Je les pris et allai m’installer près de la fontaine pour manger. L’endroit se trouvait entouré de roseaux, et j’étais invisible depuis la maison. Je suppose que j’étais en train de violer le serment que j’avais fait la veille à l’alzabo, mais je n’en continuai pas moins à rester là, surveillant les abords de la chaumière.

Je vis bientôt sortir Casdoé, son père et le petit Sévérian. Casdoé portait un paquet et tenait le piolet de son mari, et le vieil homme et l’enfant étaient également chargés chacun d’un petit sac. Le chien, qui avait dû se dissimuler sous la cahute lors de la venue de l’alzabo (je ne pouvais lui en vouloir, mais j’avais la certitude que Triskèle n’aurait pas agi ainsi), frétillait sur leurs talons. Je vis Casdoé me chercher du regard ; ne me trouvant pas, elle déposa un paquet sur le seuil.

Je les observai tandis qu’ils s’éloignaient, empruntant le layon qui longeait leur petit champ ; celui-ci avait été labouré et ensemencé environ un mois plus tôt, mais la prochaine moisson ne profiterait qu’aux oiseaux. Ni Casdoé ni son père ne regardèrent une seule fois en arrière ; mais le petit garçon, en arrivant à la limite de la crête, ne put s’empêcher de se retourner pour contempler une dernière fois la seule maison qu’il eût jamais connue. Ses murs de pierre se tenaient tout aussi solides et trapus que la veille, et la fumée du feu qui avait servi à préparer le déjeuner montait encore en boucles paresseuses au-dessus de la cheminée. Casdoé dut sans doute l’appeler, car il partit en courant pour disparaître à ma vue.

Je quittai ma cachette dans les buissons et allai jusqu’à la porte. Le paquet était constitué de deux couvertures en laine douce de guanaco et de viande séchée enroulée dans un tissu propre. Je glissai la viande séchée dans ma sabretache, et roulai les couvertures de manière à pouvoir les porter commodément sur les épaules.

Après l’orage de la nuit, l’air donnait une impression de fraîcheur et de propreté, et j’étais heureux à l’idée que je n’allais pas tarder à quitter cette masure et son odeur de fumée et de nourriture. J’inspectai rapidement l’intérieur, vis les restes de la chaise brisée et la tache de sang, presque noire maintenant, faite par l’alzabo. Casdoé avait remis la table à son ancienne place ; la Griffe, qui n’avait lui que très faiblement, n’y avait pas laissé la moindre trace. Ils n’avaient rien abandonné qui méritât d’être emporté ; je sortis et refermai la porte.