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Je me lançai alors sur les traces du petit groupe. Je n’avais toujours pas pardonné à Casdoé de ne pas m’avoir donné de lumière tandis que j’affrontais l’alzabo, ce qu’elle aurait pu très facilement faire en laissant descendre la lampe par la trappe du grenier. Cependant, je ne pouvais pas non plus tellement la blâmer de s’être mise du côté d’Aghia, qui avait dû lui donner l’image d’une pauvre petite femme perdue au milieu d’une contrée sauvage et hostile ; quant à l’enfant et au vieillard, que je ne pouvais guère incriminer pour n’avoir pas bougé, ils étaient au moins aussi vulnérables qu’elle.

Le sol du chemin, détrempé pendant la nuit, était mou sous mes pas, ce qui fait que je pouvais suivre leur piste au sens le plus littéral du terme ; je reconnus le pied plutôt petit de Casdoé, celui, encore plus menu, de son fils Sévérian, qui faisait pratiquement deux pas quand elle en faisait un, et celui du vieillard, avec les orteils tournés vers l’extérieur. J’avançais lentement de manière à ne pas les rattraper, et bien que sachant que je prenais des risques accrus à chaque pas que je faisais, j’osais espérer être prévenu de la présence des patrouilles de l’archonte si jamais l’une d’elles les arrêtait pour les interroger. Casdoé n’avait pas les moyens de me trahir, car même si elle répondait honnêtement aux questions des dimarques, elle ne pouvait que les envoyer sur une fausse piste. Quant à l’alzabo, s’il se trouvait dans les parages, j’espérais bien le sentir ou l’apercevoir avant qu’il n’attaquât : après tout, je n’avais pas juré de laisser ses proies sans défense, mais simplement de ne pas le pourchasser et de ne pas rester dans la chaumière.

Le chemin était vraisemblablement une ancienne piste empruntée par les bêtes, et élargie par Bécan ; il disparut bientôt. Le paysage était moins rude, par ici, qu’au-dessus des limites de la forêt. Les adrets étaient la plupart du temps recouverts de fougères basses et de mousse, et des conifères s’accrochaient aux falaises. On entendait presque constamment le bruit d’un torrent ou d’une cascade. En moi, Thècle se rappela être venue peindre dans un endroit semblable, en compagnie de son professeur et de deux gardes du corps bougons. J’eus pendant un moment l’impression que j’allais tomber sur le chevalet, la palette et la boîte de peinture, abandonnés en désordre près d’une chute d’eau, au moment où le soleil ne s’attarderait plus dans les embruns.

Il ne se produisit bien entendu rien de tel, et pendant plusieurs veilles, je ne vis pas le moindre signe de présence humaine. Se confondant avec les traces de pas de Casdoé et des siens, j’aperçus à plusieurs reprises des empreintes de daim, et par deux fois celles de ces félins à la robe fauve qui sont leurs prédateurs naturels. Ces marques devaient dater du point du jour, au moment où la pluie avait cessé.

Puis je tombai sur une autre piste, laissée cette fois par un pied nu nettement plus gros que celui du vieillard. Chaque empreinte était même aussi longue que celle de mon pied botté, en fait, et les enjambées de celui qui les avait faites encore plus importantes que les miennes. Les traces laissées par l’homme coupaient à angle droit celles du petit groupe, mais l’une d’elles étant posée en surimpression de celle d’un pas du petit Sévérian, j’en conclus qu’il était passé entre eux et moi.

Je pressai le pas.

Je supposai que les traces de pas étaient celles d’un autochtone, non sans me poser des questions sur la longueur des foulées : les sauvages qui habitent ces montagnes sont d’ordinaire plutôt petits. S’il s’agissait bien d’un autochtone, il était peu probable qu’il fît du mal à Casdoé et aux siens, mais il pouvait en revanche les dépouiller de leurs maigres biens. D’après ce que j’avais entendu dire, ces autochtones étaient d’habiles chasseurs, mais n’étaient pas particulièrement agressifs.

Puis les marques de pieds nus reprirent ; mais cette fois, deux ou trois individus, sinon davantage, s’étaient joints au premier.

Le problème allait être beaucoup plus sérieux s’il s’agissait de déserteurs ; ils représentaient environ un quart des prisonniers de la Vincula, et nombre d’entre eux avaient commis les crimes les plus abominables. Cela voulait dire aussi qu’ils seraient armés ; la seule chose qui m’intriguait était les traces de pieds nus, car on aurait pu s’attendre qu’ils fussent bien chaussés.

La piste suivait maintenant un petit raidillon à la pente très forte, et je pus voir les traces de bâton laissées par Casdoé, ainsi que les branches arrachées dont ils s’étaient aidés pour franchir les passages les plus durs – à moins qu’elles ne l’aient été par leurs poursuivants. Je me dis tout d’un coup que le vieil homme devait être épuisé, et qu’il était même surprenant que sa fille réussisse encore à l’entraîner ; peut-être savaient-ils, à l’heure actuelle, qu’ils étaient poursuivis. Comme j’approchais de la crête du raidillon, j’entendis le chien aboyer, et tout de suite après (comme un écho des hurlements entendus la nuit passée) un cri barbare et inarticulé.

Ce n’était cependant pas le timbre horrible et à demi humain de l’alzabo ; mais un son que j’avais entendu souvent par le passé au loin, alors que j’étais étendu sur ma couchette, près de celle de Roche, ou bien lorsque j’apportais leur repas aux prisonniers et aux compagnons de service dans les oubliettes. C’était exactement le même cri que celui des clients du troisième niveau, ces pauvres âmes devenues incapables de s’exprimer de façon cohérente et qui, pour cette raison, ne subissaient plus la question.

Il s’agissait de zooanthropes, comme ceux simulés par certains invités lors du ridotto d’Abdiesus. Je pus les voir, ainsi que Casdoé, son fils et le vieillard, en parvenant au sommet de la crête. On ne peut les appeler des hommes ; et cependant, à la distance à laquelle je me trouvais, ils y ressemblaient : neuf hommes nus qui encerclaient trois personnes, bondissant et s’accroupissant en une sorte de danse sauvage. Je me précipitai jusqu’à ce que l’un des zooanthropes s’élance et frappe de son gourdin le vieil homme, qui s’écroula.

Alors, j’hésitai ; ce n’était pas la peur éprouvée par Thècle qui me retenait, mais la mienne.

J’avais certes combattu les hommes-singes de la mine de Saltus avec courage ; mais je n’avais pas eu le choix. Je m’étais dressé devant l’alzabo pour lui faire échec, mais là non plus je n’avais guère le choix : dehors, dans l’obscurité, je n’aurais eu aucune chance contre lui.

En revanche, en ce moment, j’avais le choix : et je restai en retrait.

Pour avoir habité la région pendant des années, Casdoé devait certainement connaître leur existence, même si, jusqu’ici, elle n’en avait encore jamais rencontré. Tandis que le petit Sévérian s’accrochait à ses jupes, elle faisait de grands moulinets avec son piolet ferré, comme si elle avait tenu un sabre. J’entendais sa voix au-dessus des hurlements des zooanthropes, un cri suraigu, inintelligible, paraissant provenir de très loin. J’éprouvai alors cette horreur que l’on ressent toujours lorsqu’une femme est ainsi attaquée, mais en même temps, quelque chose en moi me disait que celle qui n’avait pas voulu combattre à mes côtés devait maintenant combattre seule à son tour.

La situation ne pouvait bien entendu s’éterniser ; ou bien ce genre de créatures prend peur et s’enfuit sur-le-champ, ou bien, au contraire, la perspective du combat les surexcite. L’un des zooanthropes réussit à lui arracher le piolet ; c’est à ce moment-là que je dégainai Terminus Est et me mis à courir le long de la pente, vers le lieu de l’affrontement. Elle avait été jetée à terre par son assaillant, qui, me semblait-il, s’apprêtait à la violer.