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Puis soudain, sur ma gauche, quelque chose s’élança d’entre les arbres. Une masse imposante qui se déplaçait tellement vite que je la pris un instant pour un grand destrier rouge, sans cavalier ni harnachement. Ce n’est qu’en voyant l’éclair de ses crocs et en entendant le hurlement d’un zooanthrope que je me rendis compte qu’une fois de plus, nous allions avoir affaire à l’alzabo.

Les zooanthropes se jetèrent instantanément sur lui ; je voyais se lever et s’abaisser la pointe ferrée de leurs gourdins – ce qui, un instant, me fit penser à de grotesques têtes de poules en train de boire ou de picorer le grain dont on a semé le sol. Puis un zooanthrope fut lancé en l’air, et la créature, qui était nue, apparut soudain revêtue d’un manteau d’écarlate.

Lorsque j’arrivai, l’alzabo était à terre, et tout d’abord je ne m’occupai pas de lui. Terminus Est se mit à chanter son chant de mort en tournoyant au-dessus de ma tête. Une première silhouette nue s’effondra, puis une deuxième. Une pierre de la taille d’un poing siffla à mon oreille, passant à une paume à peine de ma tête ; j’étais un homme mort si elle m’avait touché.

Mais je n’avais pas affaire aux hommes-singes de la mine, si nombreux qu’ils en étaient invincibles. Terminus Est s’enfonça dans une épaule qu’elle ouvrit en travers jusqu’à la taille, et je sentis chacune des côtes qui éclatait sous l’impact ; elle frappa un autre adversaire et fit rouler un crâne dans l’herbe.

Puis ce fut le silence, troublé seulement par les pleurs, menus et déchirants, du petit garçon. Sept corps de zooanthropes jonchaient le sol, quatre abattus par Terminus Est, je pense, et trois massacrés par l’alzabo. Ce dernier tenait le corps de Casdoé entre ses mâchoires, ayant déjà dévoré toute la tête et une épaule. Le vieil homme qui avait connu Féchine gisait comme une poupée cassée ; le grand artiste aurait certainement tiré de cette mort un chef-d’œuvre, la dépeignant sous un angle auquel personne n’aurait pu penser, et la tête défoncée aurait dramatiquement symbolisé tout ce qu’il y a à la fois de dignité et de futilité dans une vie d’homme. Féchine, cependant, n’était pas ici. Le chien, les mâchoires ensanglantées, était couché près du vieillard.

Le garçon ne pleurait plus, et je le cherchai des yeux. À ma grande horreur, je le découvris pelotonné contre le flanc de l’alzabo. La voix de son père avait dû l’attirer là. La bête monstrueuse tremblait spasmodiquement de l’arrière-train et avait les yeux fermés. Au moment où je pris le petit Sévérian par un bras, la langue de l’animal, plus grosse et plus épaisse que celle d’un bœuf, sortit de sa bouche comme s’il avait l’intention de lécher la main de l’enfant ; puis ses épaules furent secouées d’un spasme tellement violent que j’eus un mouvement de recul. La langue ne revint pas dans la bouche, mais resta posée sur l’herbe.

Je m’éloignai de quelques pas avec le garçon, auquel je dis : « C’est fini maintenant, petit Sévérian. Tu n’es pas blessé ? »

Il secoua la tête, et se remit à pleurer ; je restai un long moment à le tenir dans mes bras en marchant de long en large.

J’envisageai quelque temps d’utiliser les pouvoirs de la Griffe, en dépit de son inefficacité la veille, dans la maison de Casdoé, ainsi qu’en d’autres occasions que j’ai déjà rapportées.

Mais au cas où elle aurait produit son effet, que se serait-il passé ? Je n’avais aucune envie de donner une nouvelle vie aux zooanthropes et à l’alzabo, et quelle vie pouvais-je rendre au corps sans tête de Casdoé ? Pour ce qui était du vieillard, il se tenait depuis longtemps déjà aux portes de la mort ; il était mort, maintenant, vite et sans souffrance. M’aurait-il remercié, si je lui avais rendu l’existence, pour qu’il meure dans un an ou deux ? La gemme brilla dans la lumière du soleil, mais son éclat était emprunté à l’astre du jour ; il n’était pas celui qui provenait du Conciliateur, le gegenschein du Nouveau Soleil, et je la rangeai dans son sac. L’enfant me regardait en ouvrant de grands yeux.

Terminus Est était couverte de sang jusqu’à la garde et même au-delà. Je m’assis sur le tronc d’un arbre tombé et entrepris de la nettoyer à l’aide du bois pourri, tout en me demandant ce que je devais faire ; puis j’affûtai et huilai la lame. Peu m’importait le sort de l’alzabo et des zooanthropes, mais abandonner ainsi les corps de Casdoé et du vieillard pour qu’ils soient mis en pièces par les charognards me paraissait une action honteuse.

La prudence me disait aussi de me méfier : que se passerait-il, si un deuxième alzabo survenait, et qu’après avoir dévoré le reste du cadavre de Casdoé, il veuille s’emparer de son fils ? J’envisageai un instant de transporter les deux corps jusque dans la masure ; elle était cependant déjà fort éloignée, et comme je ne pourrais transporter les corps qu’un par un, celui qui resterait serait de toute façon la proie des charognards. Sans doute attirés par l’odeur et la vue de tout ce sang, les grands tératornis tournaient déjà au-dessus de nos têtes, portés sur des ailes immenses dont l’envergure atteignait la largeur du pont d’une caravelle.

Je sondai le terrain aux alentours pendant un moment, à la recherche d’un endroit suffisamment meuble pour y creuser un trou à l’aide du piolet de Casdoé ; je dus finalement me résoudre à traîner les deux cadavres dans une sorte de fossé rocheux près d’un cours d’eau, et à les recouvrir de pierres, les ensevelissant sous un cairn grossier. J’espérais qu’ils pourraient ainsi reposer en paix pendant presque une année, jusqu’à la prochaine fonte des neiges, aux environs de la fête de Katharine la Bienheureuse, et que la montée des eaux de printemps entraînerait les pauvres restes du père et de la fille.

Le petit Sévérian, qui s’était tout d’abord contenté de me regarder faire, s’étais mis au bout d’un moment à m’apporter des pierres pour le cairn – des pierres qu’il soulevait tout juste. Tandis que nous nous débarrassions de nos crasse et sueur dans le cours d’eau, il me demanda : « Es-tu mon oncle ?

— Je suis ton père, lui répondis-je. Au moins pour le moment. Quand le père de quelqu’un d’aussi jeune que toi meurt, il lui en faut un nouveau. Ce sera moi. »

Il hocha la tête, perdu dans ses pensées ; brusquement, je me rappelai avoir rêvé, seulement deux nuits auparavant, d’un monde dans lequel toutes les personnes sauraient qu’elles ont un lien de parenté entre elles, étant issues d’un unique couple de colons. Moi qui ne connaissais même pas le nom de ma mère et encore moins celui de mon père, je pouvais très bien avoir un lien de parenté avec cet enfant qui portait le même nom que moi, comme en fin de compte je pouvais en avoir avec n’importe quelle personne rencontrée. Le monde dont j’avais rêvé était celui-là même, au fond, qui m’avait offert un lit rugueux pour la nuit. Je voudrais pouvoir dire combien nous étions sérieux, les pieds dans le courant babillard, au cours de cette conversation ; et la solennité marquait son visage frais et propre, tandis qu’il me regardait de ses grands yeux, dont les cils s’ornaient encore de gouttelettes brillantes.

18

Le grand et le petit Sévérian

Je bus autant d’eau qu’il était possible d’en avaler, et dis à l’enfant de m’imiter, car les endroits secs et sans cours d’eau étaient nombreux dans les montagnes ; il se pouvait que nous ne puissions boire à nouveau avant le lendemain matin. Il m’avait demandé si nous allions retourner à la maison, maintenant ; j’avais certes tout d’abord imaginé de revenir sur mes pas jusqu’à la demeure de Casdoé et Bécan, mais je lui répondis que non, car j’eus la certitude que ce serait terrible pour lui de revoir ce toit, le champ et le petit jardin, pour les quitter une seconde fois. Je craignais même qu’à son âge il ne puisse supposer plus ou moins que son père, sa mère, sa sœur et son grand-père s’y trouveraient encore.