Nous ne pouvions cependant pas descendre davantage vers la vallée – j’étais déjà bien en dessous de la limite où le danger commençait pour moi. Le bras armé de l’archonte de Thrax portait à plus de cent lieues à la ronde, et Aghia avait dû s’empresser de lancer les dimarques à mes trousses.
Au nord-est se dressait le sommet le plus élevé que j’aie jamais vu. Ce n’était pas seulement sa tête, mais aussi ses épaules, qui étaient ensevelies sous la neige ; par endroits, elle lui descendait même jusqu’à la taille. Je n’aurais pu dire, et probablement il n’était personne qui aurait pu le faire, quel était le fier visage qui contemplait ainsi l’horizon occidental, par dessus tant de sommets plus bas ; mais il devait certainement déjà régner dans les premiers des plus grands jours de l’humanité, et avait commandé à des énergies capables de sculpter le granit comme un graveur entaille le bois de son couteau. Rien qu’à le voir ainsi, dans son incomparable majesté, j’eus l’impression que même des durs à cuire comme les dimarques, qui connaissaient pourtant bien les hautes terres, resteraient frappés d’effroi à l’idée de l’aborder. Et c’est pourquoi nous nous dirigeâmes vers lui, ou plus exactement vers la passe élevée qui reliait les plis harmonieusement drapés de sa robe à la montagne sur le flanc de laquelle Bécan avait autrefois choisi de bâtir sa maison. Pour le moment la montée n’était pas trop rude, et nous avions beaucoup plus d’efforts à faire en marche qu’en escalade.
Le petit Sévérian me tenait souvent par la main, même quand il n’avait pas besoin d’être soutenu. Je ne suis pas un grand expert pour juger de l’âge des enfants, mais il me paraissait avoir atteint celui où il aurait été admis dans la classe de maître Palémon, s’il avait été l’un de nos apprentis ; autrement dit, il était assez grand pour marcher, savait suffisamment parler pour se faire comprendre et comprenait lui-même beaucoup de choses.
Pendant une veille ou deux, nous n’échangeâmes pas un mot de plus que les propos que je viens de rapporter. Puis, alors que nous descendions une pente herbeuse bordée de pins, ressemblant sensiblement à l’endroit où sa mère et son grand-père étaient morts, il me demanda : « Qui étaient ces hommes, Sévérian ? »
Je sus tout de suite de qui il voulait parler. « Ce n’étaient pas des hommes, même s’ils ont des ancêtres humains et ont gardé beaucoup de caractères humains. C’étaient des zooanthropes, ce qui veut dire que ce sont des animaux à forme humaine. Comprends-tu ce que je veux dire ? »
Le petit garçon acquiesça avec le plus grand sérieux, puis au bout d’un instant, posa une autre question : « Pourquoi ils n’étaient pas habillés ?
— Justement parce que ce ne sont plus des hommes, comme je te le disais. Un chien est un chien dès le jour de sa naissance, comme un oiseau ou tout autre animal ; mais on ne naît pas homme, on le devient… Il faudra que tu penses à ça. D’ailleurs, même si tu ne t’en es pas rendu compte, c’est à ça que tu as pensé ces trois ou quatre dernières années au moins.
— Un chien ne pense qu’à chercher des choses à manger, remarqua l’enfant.
— Exactement. Mais cela soulève la question de savoir si l’on est en droit d’obliger une personne à y penser, et il y en a eu pour estimer, il y a très longtemps, que l’on ne pouvait pas. On peut forcer un chien, dans une certaine mesure, à se comporter comme un homme – à marcher sur ses pattes de derrière et à porter un collier, par exemple. Mais nous ne pouvons pas et ne devons pas forcer un homme à se comporter comme un homme. N’as-tu jamais voulu dormir alors que tu ne t’endormais pas et que tu n’étais pas fatigué ? »
Il hocha la tête.
« C’était parce que tu avais envie de te décharger un moment du fardeau d’être un petit garçon. Parfois, il m’arrive de boire trop de vin ; c’est parce que moi aussi, pendant un moment, je voudrais bien arrêter d’être un homme. Il y a même des gens qui s’enlèvent la vie pour cette raison. Savais-tu cela ?
— Ou bien ils font des choses qui peuvent leur faire mal », dit-il. À la manière dont il dit cela, je compris qu’il avait dû assister à certaines disputes ; Bécan devait sans doute être un homme ayant ce genre de problème, sans quoi il n’aurait pas été se réfugier dans un endroit aussi isolé et dangereux avec toute sa famille.
« Oui, lui dis-je, c’est un peu la même chose. Et il arrive encore parfois que certains hommes et certaines femmes en viennent à haïr ce fardeau de la pensée, mais sans aimer la mort pour autant. Ils voient les animaux et voudraient être comme eux, réagissant seulement à des instincts, et non à la pensée. Sais-tu ce qui te fait penser, Sévérian ?
— Ma tête », répondit sans hésiter l’enfant, en posant les deux mains sur ses tempes.
« Les animaux ont aussi des têtes – même les plus stupides, comme les écrevisses, les bœufs et les tiques. Ce qui te fait penser est seulement une petite partie du cerveau, en dedans, celle qui est au-dessus des yeux. » Je touchai son front. « Figure-toi maintenant que, si pour une raison ou une autre, tu voulais te débarrasser de l’une de tes mains, il existe des hommes très habiles, pour procéder à ce que l’on appelle une amputation. Suppose que par exemple ta main ait subi une blessure dont elle ne guérira jamais. De tels hommes sont capables de te la couper de telle manière que le reste de ton corps n’en souffre pas, en général. »
L’enfant m’écoutait toujours, en acquiesçant de temps en temps.
« Je vois que tu as compris. Eh bien, ces mêmes hommes peuvent t’enlever la petite partie du cerveau qui te fait penser. Bien entendu, on ne peut plus la remettre après ; d’ailleurs, même si c’était possible, tu ne serais plus en mesure de le demander, une fois ce morceau enlevé. Mais parfois des gens payent pour se faire ôter ce fragment de cervelle. Ils veulent cesser de penser pour toujours ; certains d’entre eux disent vouloir rejeter pour toujours tout ce que l’humanité a fait. C’est pourquoi il ne serait pas juste de les traiter comme des êtres humains : ils sont devenus des animaux, même si ce sont des animaux à forme humaine. Tu m’as demandé pourquoi ils ne portaient pas de vêtements ; c’est qu’ils n’en comprennent plus l’usage, et que l’idée de les mettre ne leur vient même pas, même s’il fait très froid ; tout au plus sont-ils capables de se coucher dessus ou de s’enrouler n’importe comment dedans.
— Es-tu un petit peu comme eux, alors ? » me demanda l’enfant en montrant mon torse nu.
L’idée qu’il venait de suggérer aussi simplement ne m’était jamais venue à l’esprit auparavant et, pendant quelques instants, elle me laissa coi. « C’est l’une des règles de ma guilde, dis-je. On ne m’a pas enlevé le moindre morceau de cervelle, si c’est cela que tu veux dire, et il m’est arrivé de porter une chemise… Mais, oui, je pense que je suis un peu comme cela, car je n’y ai jamais pensé, même lorsque j’ai eu très froid. »
À son expression, je vis que j’avais confirmé certains soupçons qu’il s’était formulés. « Et c’est pour cette raison que tu t’enfuis ?
— Non, ce n’est pas pour cela. Si raison il y a, j’imagine qu’il faudrait dire que c’est le contraire, que peut-être cette partie de mon cerveau est devenue trop grosse. Mais tu as raison pour ce qui est des zooanthropes, c’est bien pour cela qu’ils se sont réfugiés dans les montagnes. Lorsqu’un homme se transforme en animal, il devient un animal dangereux, qu’il est exclu de pouvoir tolérer dans les zones habitées, là où il se trouve des fermes et des gens. C’est pourquoi les zooanthropes sont repoussés jusque dans ces montagnes ; parfois ce sont d’anciens amis qui les y amènent, ou des gens qu’ils ont payés d’avance pour cela, avant de renoncer à leur humanité. Bien sûr, ils peuvent encore penser un petit peu, comme le font les autres animaux ; assez, en tout cas, pour trouver de quoi se nourrir dans la nature, bien que beaucoup d’entre eux meurent en hiver. Ils pensent encore assez, par exemple, pour avoir l’idée de lancer des pierres pour faire tomber les noix, comme les singes, et de se servir de massues ; ils ont aussi l’instinct de pourchasser les femelles, parce qu’il s’en trouve également parmi eux. Leurs filles et leurs fils ne survivent que bien rarement, et je suppose qu’il vaut mieux ainsi, parce qu’ils naissent comme toi et moi – porteurs du fardeau de la pensée. »