Je sentis ce fardeau peser lourdement sur moi, quand je cessai de parler ; si lourdement, même, que je compris vraiment pour la première fois à quel point ce pouvait être une malédiction pour les autres – autant que ma mémoire eidétique l’était pour moi par moments.
Je n’ai jamais été particulièrement sensible à la beauté ; cependant, la splendeur du ciel et de la montagne était telle que les vagabondages de ma pensée s’en ressentaient, et j’avais l’impression d’être sur le point de saisir l’insaisissable. Lorsque maître Malrubius m’était apparu la première fois, après notre première représentation de la pièce du Dr Talos – un phénomène que je n’avais alors pas compris, que je continuais à ne pas comprendre, mais que je soupçonnais de plus en plus de s’être réellement produit –, il m’avait parlé de l’enchaînement des formes de gouvernement, sujet dont je ne me souciais guère à l’époque. J’étais tout d’un coup frappé par le fait que la volonté elle-même est gouvernée, sinon par la raison, du moins par des forces en dessus ou en dessous d’elle. Il était cependant extrêmement difficile de dire de quel côté de la raison se trouvaient ces forces ; l’instinct, de toute évidence, était placé en dessous. Mais après tout, pourquoi ne serait-il pas placé au-dessus ? Lorsque l’alzabo s’est précipité sur les zooanthropes, son instinct lui commandait de leur arracher ce qui était ses proies ; pour Bécan, il me semble que ce fut le besoin de protéger sa femme et son fils qui le poussa à agir. Tous les deux eurent le même comportement – comportement qui prit d’ailleurs place dans un seul et même corps. Est-ce que l’instinct le plus élevé et l’instinct le plus bas se seraient en quelque sorte donné la main dans le dos de la raison ? Ou bien n’existe-t-il qu’un seul instinct dans l’ombre de toute raison, un instinct auquel la raison voit plusieurs mains ?
Mais l’instinct est-il réellement cet « attachement à la personne du monarque », qui serait à la fois, d’après ce qu’avait l’air de sous-entendre maître Malrubius, la forme la plus élevée et la plus basse de gouvernement ? Car il est bien clair que l’instinct n’est pas né du néant. Les aigles qui tournaient très haut au-dessus de nos têtes construisaient sans aucun doute leurs nids par instinct ; or il y a eu un temps où les nids n’existaient pas, si bien que le premier aigle à avoir construit son nid n’a pu hériter ce comportement de ses géniteurs, qui n’en possédaient pas l’instinct. On ne peut pas non plus se contenter de dire qu’un tel instinct s’est développé lentement, et qu’il a fallu des milliers de générations d’aigles qui ramassent un bout de bois avant que de nouvelles générations se mettent à en ramasser deux : car ni un ni deux bouts de bois ne sont de la moindre utilité pour un nid d’aigle. Ce qui est venu avant l’instinct était peut-être à la fois le principe le plus élevé et le plus bas de gouvernement de la volonté – et peut-être que non. En tournoyant, les rapaces inscrivaient leurs hiéroglyphes dans l’espace, mais je n’étais pas celui qui les déchiffrerait.
Comme nous nous rapprochions de l’épaulement qui faisait la jonction entre les deux montagnes et dont j’ai déjà parlé, j’avais de plus en plus l’impression de me déplacer sur le visage de Teur elle-même, selon une ligne allant du pôle à l’équateur. Et de fait, la surface concave sur laquelle nous avancions péniblement comme des fourmis aurait très bien pu être le globe mis à l’envers. Loin derrière nous et devant nous, s’étendaient d’immenses champs de neige d’une blancheur éclatante. Un peu en dessous, c’était le royaume de l’herbe, une herbe haute et rude, parsemée de fleurs sauvages en cette saison ; je me souvenais très bien de celles sur lesquelles j’avais marché la veille, et en dessous de la légère brume bleue qui rendait tous les contours indistincts, je pouvais distinguer leurs semis, dont les bandes faisaient comme une fourragère en travers de la poitrine de la montagne. Un chaos rocheux d’une importance variable, faisant penser aux côtes recouvertes de glaciers des mers du Sud, marquait la limite entre les neiges et l’herbe, qui laissait elle-même la place, encore plus bas, à une forêt de pins tellement sombres qu’on les aurait crus noirs.
L’autre versant de l’épaulement était tout à fait différent ; nous nous trouvâmes devant une vaste forêt de montagne, où les essences dominantes étaient des bois durs aux feuilles vernissées, dressant leurs faîtes malades à trois cents coudées au-dessus du sol, tendus vers le soleil agonisant. Ceux d’entre eux qui étaient morts restaient debout, soutenus par les vivants, et à demi enfouis sous des linceuls de lianes. La végétation, près du petit torrent où nous fîmes halte pour la nuit, avait déjà perdu une bonne partie de sa délicatesse montagnarde, et donnait des signes d’une luxuriance rappelant les plantes des basses terres. Nous étions encore à proximité du col, et jouissions d’une bonne vue générale ; et comme son attention n’était plus monopolisée par le besoin de marcher et d’escalader, le petit Sévérian, montrant la plaine au loin, me demanda si c’était là que nous allions.
« Oui, demain, répondis-je. Il va bientôt faire nuit, et je voudrais pouvoir traverser cette jungle en un seul jour. »
Au mot de « jungle », je vis ses yeux s’agrandir.
« Est-ce que c’est dangereux ?
— Je ne le sais pas, en réalité. D’après ce que j’ai entendu dire à Thrax, les insectes devraient être plutôt moins désagréables qu’à des altitudes plus basses, et il y a très peu de chance pour que nous y soyons mordus par des chauves-souris suceuses de sang – l’une de mes amies a été mordue ainsi une fois, et c’est fort pénible. Mais c’est dans cette forêt que l’on trouve les grands singes, les chats sauvages et ainsi de suite…
— Et des loups ?
— Et des loups, bien entendu. Sauf que l’on en trouve également bien plus haut, aussi haut et même bien davantage que l’altitude à laquelle était située ta maison. »
Je regrettai instantanément cette allusion à son foyer, car aussitôt disparut de son visage un peu de cette joie de vivre qui commençait à peine à y reparaître. Il resta quelques instants perdu dans ses pensées. Puis il dit : « Lorsque ces hommes…
— Les zooanthropes. »
Il acquiesça. « Oui, lorsque les zooanthropes sont venus et ont fait du mal à maman, es-tu venu aussi vite que tu le pouvais pour essayer de la sauver ?
— Bien sûr, répondis-je. Aussi vite que je pouvais courir. » En un certain sens ce n’était pas un mensonge, mais j’eus pourtant de la difficulté à répondre.
« Bon », dit-il simplement. J’avais étendu l’une des deux couvertures pour lui, et il venait de s’y étendre ; j’étais en train de bien l’envelopper dedans. « Les étoiles sont plus brillantes, n’est-ce pas ? Elles deviennent plus brillantes lorsque le soleil s’en va. »