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Le Boucher s’empara de cette idée. « Ils ont été tués à cause de leur fourrure blanche. La peau est sous la fourrure. Comment cette créature peut-elle vivre ? Donnez-la-moi !

— Deux doivent parler ! annonça le président. Telle est la loi. Qui parlera pour ce louveteau-ci ? C’est un fils de Meschia, mais est-ce aussi un loup ? Deux qui ne sont pas ses parents doivent parler en sa faveur. »

Alors Celui-qui-va-nu[1], qui est membre à part entière du Sénat parce qu’il enseigne aux jeunes loups, se leva et parla. « Je n’ai jamais eu l’occasion d’enseigner à un fils de Meschia. Je puis en apprendre quelque chose. Je parle en sa faveur.

— Un autre, demanda le président. Un autre doit parler. »

L’assemblée resta silencieuse. Alors, venu du fond de la salle, s’avança le Tueur-Noir. Tout le monde le redoutait, car bien que son manteau soit aussi doux qu’une fourrure de louveteau, ses yeux brillaient dans la nuit. « Deux qui ne sont pas des loups ont déjà pris la parole ici. Je dois donc pouvoir aussi m’exprimer. J’ai de l’or. » Il brandit une bourse.

« Parle, parle ! crièrent une centaine de voix.

— La loi dit aussi que l’on peut acheter la vie d’un petit », reprit le Tueur-Noir. Et dans le geste qu’il fit, laissant tomber les pièces de sa main, il paya la rançon d’un empire.

IV. Le sillon de Poisson

Si l’on devait raconter par le menu toutes les aventures de Grenouille – la vie qu’il mena au milieu des loups, comment il apprit à chasser et à pêcher, et bien d’autres choses encore –, il y en aurait pour des volumes. Mais ceux dans les veines de qui coule le sang du peuple de la montagne au-delà de Teur, finissent un jour ou l’autre par en sentir l’appel ; vint donc le temps où Grenouille porta le feu devant le Sénat des loups, déclarant : « Voici la Fleur-Rouge. C’est en son nom que je régnerai. » Et comme personne ne s’opposa à lui, il se mit à la tête des loups, qu’il appela le peuple de son royaume, et bientôt des hommes ainsi que d’autres loups rejoignirent ses rangs ; il n’était pourtant encore qu’un enfant, mais déjà il paraissait plus grand que ces hommes qui l’avaient rejoint, car dans ses veines coulait le sang d’Été-Précoce.

Une nuit, à l’heure où les roses sauvages s’entrouvrent, elle vint à lui dans un rêve et lui parla de sa mère, Oiselle-des-Forêts, ainsi que de son père, de son oncle et de son frère. Grenouille retrouva son frère, qui était lui-même devenu berger ; et, accompagné des loups, du Tueur-Noir et de nombreux hommes, il alla voir le roi pour lui réclamer son héritage. Le roi était vieux, et ses fils étaient morts sans héritiers ; il le donna donc aux deux enfants. Dans le partage, Poisson prit les villes et les terres cultivées, et Grenouille se réserva les collines sauvages.

Mais le nombre des hommes qui rejoignaient Grenouille ne cessait de croître ; ils volèrent les femmes d’autres peuples et eurent des enfants, et, quand ils n’eurent plus besoin des loups et que ceux-ci s’en furent retournés dans les régions les plus sauvages, Grenouille estima que son peuple devait lui aussi avoir une ville où habiter, une ville avec des remparts pour protéger les femmes et les enfants quand les hommes seraient à la guerre. Il alla donc emprunter une vache blanche et un taureau blanc au troupeau de Poisson, qu’il attela à une charrue ; et il leur fit tracer le sillon sur lequel devaient s’élever les murs de la cité. Poisson vint en personne pour reprendre ses bêtes, alors que les gens de Grenouille se mettaient au travail : mais lorsque ceux-ci lui montrèrent le sillon et lui dirent que là-dessus allait se dresser une haute muraille, Poisson se mit à rire et sauta par-dessus. Mais eux, sachant qu’une petite chose dont on se moque ne peut jamais devenir grande, le tuèrent. Et comme il était alors un homme fait, la prophétie faite à la naissance de Brise-de-Printemps fut accomplie.

Lorsque Grenouille vit son frère mort, il l’enterra dans le sillon pour rendre le pays fertile. Car ainsi le lui avait appris Celui-qui-va-nu, qui a aussi pour nom le Sauvage ou Squanto.

20

Le cercle des sorciers

Dès les premières lueurs de l’aube, nous entrâmes dans la jungle d’altitude, un peu comme on entre dans une maison. Derrière nous, jouait la lumière du soleil sur l’herbe, les buissons et les rochers ; nous franchîmes un rideau fait de plantes grimpantes emmêlées, d’une telle épaisseur qu’il me fallut ouvrir un chemin à l’aide de Terminus Est. C’est à peine si l’on pouvait voir à quelques pas, et toutes formes disparaissaient rapidement dans l’ombre : en dehors de la cime des arbres, très haut au-dessus de nos têtes, on ne distinguait rien nettement. Il n’y avait pas un seul bourdonnement d’insecte, pas un seul pépiement d’oiseau. L’air était immobile. Le sol sur lequel nous marchions resta tout d’abord presque aussi rocheux que celui des pentes que nous venions de quitter, mais commença à se faire de plus en plus mou et souple au bout d’une lieue à peine. Tout d’un coup, nous tombâmes sur une sorte de petit escalier, façonné de toute évidence avec une pelle. « Regarde », me dit le garçon, montrant du doigt quelque chose de rouge et d’une forme étrange, posé sur la marche la plus haute.

Je m’arrêtai, et compris tout de suite de quoi il s’agissait : c’était une tête de coq, dont les yeux avaient été transpercés par des aiguilles en métal sombre, et qui tenait un morceau de mue de serpent dans son bec.

« Mais qu’est-ce que c’est ? » s’écria le petit Sévérian, les yeux agrandis.

« Un charme, vraisemblablement.

— Qui a été laissé ici par un sorcier ? Que signifie-t-il ? »

Je tentai de rassembler tout ce que je savais sur l’art d’imposture. Toute petite, Thècle avait eu une nourrice qui passait son temps à faire et défaire des nœuds pour accélérer les accouchements, et qui prétendait avoir vu le visage de l’enfant (était-ce le mien, je me le demande ?), à minuit, se reflétant dans un plateau ayant servi à porter un gâteau de noces.

« Le coq, dis-je enfin au garçon, est le héraut de l’aube, et d’un point de vue magique, on peut dire que son chant fait lever le jour. Peut-être l’a-t-on aveuglé pour qu’il ne sache plus reconnaître le moment de lancer son cri triomphant. Quant à la mue de serpent, elle est symbole de purification, de rajeunissement. Aveuglé, le coq s’accroche à la vieille peau.

— Mais qu’est-ce que tout cela veut dire ? » me demanda à nouveau l’enfant.

Je lui répondis que je ne le savais pas ; mais dans mon cœur, j’étais convaincu qu’il s’agissait d’un charme pour lutter contre la venue du Nouveau Soleil, et je trouvai très blessant de constater qu’il y avait des gens pour s’opposer au renouvellement de toutes choses, moi qui avais souhaité la venue d’un monde nouveau avec tant de ferveur étant enfant, même si je n’y croyais pas trop. J’avais en même temps conscience de porter la Griffe. Des ennemis du Nouveau Soleil tenteraient certainement de la détruire, si elle tombait entre leurs mains.

Une centaine de pas plus loin, nous aperçûmes des bandes de tissu rouge suspendues aux arbres ; certaines étaient sans décoration, tandis que d’autres étaient couvertes de caractères noirs que je ne connaissais pas, mais que je soupçonnai de n’être que des symboles et des idéogrammes comme en utilisent ceux qui s’attribuent plus de savoir qu’ils n’en ont vraiment, en imitant l’écriture des astronomes.

« Nous ferions mieux de revenir sur nos pas, dis-je, ou de faire un détour. »

À peine avais-je prononcé ces paroles, que j’entendis un bruissement derrière moi. Je me retournai et crus un instant avoir affaire à des démons affublés d’yeux énormes et couverts de bandes noires, blanches et écarlates. Puis je compris que ce n’étaient que des hommes nus dont le corps était peint. Leurs mains se prolongeaient de serres d’acier, et ils les levèrent pour bien me les montrer. Je dégainai Terminus Est.

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1

Soit, en anglais, The Bare, homophone de The Bear, l’ours. (N.d.T.)