« Nous ne voulons pas vous retenir, dit l’un d’eux. Partez. Laissez-nous, si vous voulez. » Il me sembla deviner, sous la peinture, la peau claire et les cheveux blonds des habitants du Sud.
« Vous feriez mieux de ne pas essayer, en effet. Avec cette grande lame, je vous aurai tués tous deux avant que vous n’ayez pu me toucher.
— Partez, dans ce cas, me dit l’homme blond. Si vous ne voyez pas d’objections à nous laisser l’enfant. »
À ces mots, je cherchai le petit Sévérian des yeux ; mais il n’était pas à mes côtés, et je ne le vis nulle part.
« Mais si vous voulez qu’il vous soit rendu, il vous faudra nous confier votre épée et accepter de nous suivre. » Ne montrant aucun signe de crainte, l’homme peint s’avança vers moi et tendit la main. Les serres d’acier émergeaient d’entre ses doigts, rattachées à une étroite barre de métal qu’il tenait au creux de sa paume. « Je ne répéterai pas ma requête », ajouta-t-il au bout d’un instant.
Je remis Terminus Est dans son fourreau, et, détachant le baudrier, je lui tendis le tout.
Il ferma les yeux ; ses paupières étaient peintes de points noirs entourés de blanc, ce qui faisait penser à ces chenilles qui tentent de se faire passer pour des serpents aux yeux des oiseaux. « Elle a bu beaucoup de sang.
— En effet. »
Ses yeux se rouvrirent, et il me regarda un moment sans ciller. Il n’y avait pas la moindre trace d’expression sur son visage peint, pas plus que sur celui de son compagnon, qui se tenait juste derrière lui ; on aurait dit deux masques. « Une épée forgée depuis peu n’aurait guère de pouvoir ici ; mais celle-ci pourrait faire du mal.
— Je vous ai fait confiance et compte que vous me la rendrez lorsque je repartirai avec mon fils. Qu’avez-vous fait de lui ? »
Il n’y eut pas de réponse. Les deux hommes vinrent se placer de part et d’autre de moi, et s’avancèrent sur le chemin, dans la même direction que nous suivions primitivement avec le petit Sévérian. Je n’avais pas le choix. Je les suivis.
On pourrait donner le nom de village à l’endroit dans lequel ils me conduisirent, alors qu’il n’avait pourtant rien d’un village au sens ordinaire ; aucun rapport avec Saltus, par exemple, ni même avec ces petits regroupements de huttes d’autochtones que l’on appelle aussi parfois des villages. Ici les arbres étaient d’une hauteur exceptionnelle, et plus espacés que dans le reste de la forêt ; je n’avais jamais rien vu de semblable. À plusieurs centaines de coudées au-dessus de nos têtes, leurs rameaux formaient une voûte impénétrable de feuilles. La taille de ces arbres était telle, en vérité, que l’on avait l’impression qu’ils avaient commencé de pousser à l’aube des temps. Un escalier conduisait jusqu’à une porte ouverte dans le tronc de l’un d’entre eux, où étaient également ménagées des fenêtres. Une maison de plusieurs étages reposait sur les branches maîtresses d’un autre arbre, et quelque chose évoquant un nid de loriot géant était suspendu à un troisième. Des sortes d’écoutilles ouvertes dans le sol montraient que des galeries devaient y être creusées.
On m’amena jusqu’à l’une de ces écoutilles, et je reçus l’ordre de descendre une échelle grossière qui s’enfonçait dans l’obscurité. Pendant un instant, sans que je sache pourquoi, je me mis à craindre qu’elle ne s’enfonçât très profondément sous terre, dans quelque caverne comme celle qui existait en dessous de la grotte ténébreuse des hommes-singes et de leur trésor. Mais ce n’était pas le cas. Après avoir descendu d’une hauteur qui n’excédait certainement pas ma taille de plus de quatre fois, et traversé sur ce qui me parut alors être une sorte de natte en pleine désagrégation, je me retrouvai dans une pièce souterraine.
On avait refermé l’écoutille au-dessus de ma tête, et l’obscurité était devenue complète. J’explorai donc à tâtons l’espace dans lequel j’étais prisonnier, qui ne faisait que trois pas sur quatre. Le sol et les parois étaient en terre, et des troncs ni équarris ni même écorcés formaient le toit. Il n’y avait pas le moindre mobilier.
Nous avions été pris dans le milieu de la matinée ; encore sept veilles, calculai-je, et il ferait nuit. Il se pouvait qu’avant cela je fusse conduit en présence d’un responsable quelconque. Si cela se produisait, je comptais bien tout faire pour le persuader que nous n’étions que deux voyageurs inoffensifs, et qu’il n’y avait aucune raison de ne pas nous laisser passer notre chemin en paix. Sinon, j’escaladerais l’échelle et tenterais de forcer l’écoutille. Je m’assis pour attendre.
Je suis certain de ne pas avoir dormi ; mais je me servis de la faculté que j’ai de pouvoir faire revivre le passé, et pus donc quitter ce lieu de ténèbres, au moins en esprit. Pendant un moment, j’observai les animaux qui hantaient la nécropole au-delà des murs de la Citadelle ; je vis la pointe de flèche des oies sauvages glisser très haut dans le ciel, ainsi que les allées et venues du renard et du lièvre : une fois de plus, ils coururent pour moi dans l’herbe, une fois de plus, ils laissèrent leurs traces dans la neige fraîche. Triskèle était étendu, apparemment mort, sur le tas d’ordures de la tour de l’Ours ; j’allai vers lui, le vis tressaillir et soulever la tête pour me lécher la main. Je m’assis auprès de Thècle, dans la petite cellule, et nous nous fîmes mutuellement la lecture, nous interrompant l’un l’autre pour commenter ce que nous venions de découvrir. « Le monde ralentit comme une horloge que l’on n’a pas remontée, dit-elle. L’Incréé est mort, et qui le recréera ? Qui pourrait le faire ?
— On affirme que les horloges s’arrêtent à la mort de leurs propriétaires.
— C’est de la superstition. » Elle m’enleva le livre afin de pouvoir prendre mes mains dans les siennes ; ses doigts longs et fins étaient glacés. « Lorsque le propriétaire est sur son lit de mort, personne ne pense à verser de l’eau dans la réserve. Il meurt, et quelqu’un regarde le cadran pour noter l’heure. Plus tard on constate que l’horloge est arrêtée, et indique toujours la même heure. »
Je trouvai une objection : « Vous dites qu’elle s’arrête avant son propriétaire ; si l’univers est actuellement en fin de course, cela ne signifie donc pas que l’Incréé est mort – simplement qu’il n’a jamais existé.
— Mais il est dans un état grave. Regarde autour de toi ; regarde cet endroit, regarde les tours au-dessus de nous. Comprends-tu, Sévérian, que tu ne l’as jamais fait ?
— Il pourrait demander à quelqu’un de remplir la réserve pour lui, par exemple…» Prenant conscience de ce que je venais de dire, je me mis à rougir.
Thècle se mit à rire. « Je ne t’ai pas vu aussi rouge depuis que j’ai enlevé ma robe pour toi pour la première fois. J’ai mis tes mains sur mes seins et tu étais aussi écarlate qu’une pivoine. Tu te souviens ? Dire à quelqu’un d’autre de le remplir ? Où donc est passé notre jeune athée ? »
Je posai ma main sur sa cuisse. « Il est en pleine déroute, comme alors, troublé par la présence de la divinité.
— Autrement dit, tu ne crois pas en moi ? Je crois que tu as raison. Je dois représenter ce dont rêvent tous les jeunes bourreaux : une belle prisonnière, n’ayant pas encore subi de mutilation, et qui fait appel à toi pour assouvir sa concupiscence. »