M’efforçant d’être galant, je dis : « Des rêves tels que vous dépassent mes pouvoirs.
— Certes pas, puisque me voici en ton pouvoir. »
Je la vouvoyais encore, elle me tutoyait déjà…
Il y avait quelque chose dans la cellule avec nous. Je regardai la porte cadenassée, la lampe à réflecteur d’argent de Thècle, puis tous les coins de la petite pièce. La cellule devint plus sombre ; Thècle et bientôt moi-même nous nous évanouîmes avec la lumière, mais la chose qui avait fait irruption dans mes souvenirs était toujours là.
« Qui êtes-vous, demandai-je, et que voulez-vous de nous ?
— Vous savez très bien qui nous sommes, et nous savons qui vous êtes. » La voix s’exprimait d’un ton froid, peut-être le plus autoritaire que j’aie jamais entendu. L’Autarque lui-même ne parle pas ainsi.
« Dans ce cas-là, qui suis-je ?
— Sévérian, de Nessus, le licteur de Thrax.
— Je suis bien Sévérian de Nessus, mais je ne suis plus le licteur de Thrax.
— C’est ce que vous voulez nous faire croire. »
Le silence retomba, et au bout d’un moment, je compris qu’au lieu de m’interroger, mon mystérieux interlocuteur voulait me forcer, si je voulais regagner ma liberté, à m’expliquer de moi-même.
J’avais une envie folle de m’élancer sur lui – il ne pouvait pas se trouver à plus de quelques coudées –, mais je savais que, selon toutes probabilités, il devait être armé de ces mêmes serres de métal que m’avait montrées l’homme blond sur le chemin. J’éprouvais également la tentation, une fois de plus, de tirer la Griffe de son petit sac ; mais aucun geste n’aurait pu être plus insensé. Je dis alors : « L’archonte de Thrax a voulu me faire tuer une certaine femme. Au lieu de cela, je lui ai donné la liberté, et j’ai dû fuir la ville.
— En te servant de tes pouvoirs magiques pour franchir les postes de garde…»
J’avais toujours pensé que ceux qui prétendent posséder de tels pouvoirs étaient des charlatans ; quelque chose me disait cependant, dans l’intonation de mon inquisiteur, que ceux qui tentent ainsi de mystifier les autres finissent aussi par se mystifier eux-mêmes. Quant à l’ironie de sa remarque, elle s’adressait à moi en tant que personne, non à la magie. « Peut-être, répondis-je, mais que savez-vous de mes pouvoirs ?
— Qu’ils sont insuffisants pour te libérer de cet endroit.
— Je n’ai même pas encore essayé de me libérer, et j’ai pourtant déjà été libre. »
Ma réponse parut le perturber. « Tu n’étais pas libre, finit-il par objecter. C’est uniquement en esprit que tu as amené cette femme ici. »
Je réussis à contenir l’exclamation qui me vint aux lèvres. Une petite fille, dans l’Antichambre du Manoir Absolu, m’avait pris une fois pour une femme de haute taille, alors que pendant un moment, Thècle avait pris la place de ma personnalité en moi. Cette fois, c’est la voix de Thècle qui, semblait-il, avait parlé par ma bouche. « Alors, il faut que je sois un nécromancien, pour commander aux esprits des morts. Car cette femme est morte.
— Tu viens de prétendre l’avoir libérée.
— Il s’agit d’une autre femme, qui ne ressemble que très peu à la première. Qu’avez-vous fait de mon fils ?
— Il ne parle pas de toi comme de son père.
— Il est parfois sujet à des lubies. »
Il n’y eut pas de réponse. Au bout d’un moment, je me levai et tâtai longuement les murs de mes mains ; ma prison souterraine était en terre bien compacte, comme avant. Je n’avais pas entendu le moindre bruit, pas vu la moindre lumière. Je me dis qu’il était après tout possible de recouvrir l’ouverture d’une structure hermétique à la lumière facile à placer, et que si l’écoutille était habilement faite, on pouvait peut-être la soulever sans qu’elle fasse de bruit. Je montai sur le premier barreau de l’échelle, qui gémit sous mon poids.
Je montai d’un échelon, puis d’un autre ; chaque fois, le barreau craquait. Je voulus passer sur le quatrième, mais je sentis mon cuir chevelu et mes épaules se heurter à des sortes de pointes. Un filet de sang se mit à couler le long de mon oreille jusque dans mon cou.
Je battis en retraite vers le troisième barreau et tendis une main prudente au-dessus de ma tête. La chose que j’avais prise pour une natte déchirée en pénétrant dans la chambre souterraine était en réalité faite d’une dizaine ou davantage de morceaux de bambou fendus et épointés, dont les pointes effilées étaient tournées vers le bas. J’étais descendu facilement, car mon corps n’avait pas eu de peine, dans ce sens-là, à les écarter ; mais elles m’empêchaient maintenant de remonter, tout comme les barbes d’un harpon empêchent le poisson de se détacher. J’en saisis une à pleine main et tentai de la briser, mais j’en fus incapable. À deux mains, j’y serais peut-être arrivé. Avec assez de temps et un peu de lumière, j’aurais sans doute réussi à traverser ce piège. Je pouvais faire de la lumière peut-être, mais je ne voulus pas en prendre le risque. Je sautai sur le sol.
Un autre tour complet de mon trou ne m’apprit rien de plus que ce que j’en savais déjà. Il me semblait néanmoins tout à fait impossible que l’homme qui m’avait questionné ait pu descendre les premiers barreaux de l’échelle sans faire le moindre bruit, bien qu’il ait pu connaître une technique particulière pour franchir le treillis de bambous. J’explorai le sol à quatre pattes, mais ne découvris rien de plus.
J’essayai alors de déplacer l’échelle, mais elle était solidement fixée en place. Alors, à partir du coin de ma cellule le plus proche de l’accès, je me mis à sauter en l’air, pour toucher le mur aussi haut que je pouvais ; à chaque saut, je me déplaçai d’environ un demi-pas. C’est ainsi que je finis par le trouver, à peu près face à l’endroit où j’étais resté assis : un trou rectangulaire d’environ une coudée de haut pour deux de large, dont le rebord inférieur était un peu plus haut que ma tête. Mon interrogateur avait pu en descendre silencieusement, à l’aide d’une corde, et repartir de la même manière. Mais il semblait beaucoup plus probable qu’il se fût contenté d’en faire dépasser sa tête et ses épaules : cela suffisait pour que sa voix eût bien l’air de venir de la pièce. Je m’accrochai du mieux que je pus au rebord du trou, et m’y hissai d’un rétablissement.
21
Le duel des magiciens
La pièce dans laquelle je me retrouvai ressemblait en tous points à celle dans laquelle j’avais été emprisonné, à ceci près qu’elle se situait plus haut. Il y régnait bien entendu les ténèbres les plus complètes ; mais ayant la certitude que je n’étais plus observé, je pus prendre la Griffe dans son petit sac de cuir et explorer les lieux grâce à sa lumière, qui, sans être très forte, se montra suffisante.
Il n’y avait pas d’échelle, mais une porte étroite donnait sur ce que j’imaginai être une troisième salle souterraine. Cachant à nouveau la Griffe, j’ouvris la porte, mais pour me retrouver dans un tunnel qui n’était pas plus large qu’elle et suivait un parcours tortueux. Je crus tout d’abord qu’il s’agissait tout simplement d’une chicane destinée à empêcher la lumière de révéler l’ouverture dans le mur de ma prison ; or pour cela, trois coudes auraient largement suffi. Les murs me semblaient tourner et se diviser, mais je me trouvais toujours dans l’obscurité la plus totale. Je sortis de nouveau la Griffe.
Peut-être à cause de l’étroitesse des lieux, j’eus l’impression qu’elle émettait une lumière plus brillante ; mais il n’y avait rien d’autre à voir que ce que m’avaient déjà appris mes mains. J’étais seul dans une sorte de labyrinthe aux parois de terre, et dont le toit (que je touchais presque de la tête à cet endroit) était fait de troncs grossiers. Comme ce dédale était constamment coudé, la lumière n’avait aucune portée.