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J’étais sur le point de ranger la Griffe une fois de plus, lorsque je détectai une odeur à la fois âcre et étrangère. Mon nez est bien loin d’avoir la sensibilité de celui du loup de l’histoire, et je crois même que mon odorat est plus médiocre que celui de la plupart des gens. Il me sembla pourtant reconnaître cette odeur, mais il me fallut un moment pour l’identifier : c’était celle que j’avais sentie dans l’Antichambre, le matin de notre évasion, lorsque j’étais revenu chercher Jonas après avoir parlé avec la petite fille. Elle m’avait dit que quelque chose, un inquisiteur sans nom, avait reniflé les prisonniers ; et j’avais trouvé une substance visqueuse sur le sol et les murs, près de l’endroit où gisait Jonas.

Du coup, je ne remis pas la Griffe dans son sac ; mais si je croisai à plusieurs reprises une trace fétide tandis que j’explorais le labyrinthe, je ne vis pas la créature qui la laissait derrière elle. Au bout de ce que j’estimai être une veille de marche, environ, j’atteignis une échelle qui permettait de gravir un court boyau, ouvert à son autre extrémité. J’éprouvai un intense sentiment de soulagement en voyant se découper le carré de lumière aveuglante. Je restai ainsi un moment à la savourer, sans même poser le pied sur le premier barreau de l’échelle. J’avais la quasi-certitude d’être repris si je mettais ne serait-ce que le nez dehors ; malgré tout, j’avais tellement faim et soif que j’avais du mal à me retenir. L’idée de la créature immonde à ma recherche – sans doute issue de la ménagerie de Héthor – me donnait envie de gravir les échelons quatre à quatre.

Je finis par procéder à l’ascension avec prudence, et fis dépasser ma tête au-dessus du sol. Mais je n’étais plus, comme je le croyais, au milieu du village que j’avais vu ; les détours du labyrinthe m’avaient conduit à l’extérieur, vers quelque sortie secrète. Les grands arbres silencieux étaient ici plus serrés, et la lumière qui m’avait tout d’abord ébloui n’était que la pénombre verte que laissait filtrer leur feuillage. Je sortis de mon trou, habilement placé entre deux grosses racines, dans un recoin tellement obscur que j’aurais pu passer à deux pas sans le voir. J’aurais bien aimé pouvoir le boucher avec un objet pesant pour empêcher ou au moins retarder la sortie de la créature qui me pourchassait ; mais il n’y avait ni rocher ni quoi que ce soit dans les alentours qui puisse en tenir lieu.

Employant la vieille technique qui consiste à observer la direction de la pente du sol et à toujours marcher en la suivant, je finis par découvrir un petit ruisseau. Il courait à ciel ouvert ou presque, et pour autant que je pusse en juger, la journée me parut être avancée de huit ou neuf veilles. Me doutant que le village ne devait pas se trouver bien loin de la source de l’eau potable que j’avais trouvée, je remontai le cours d’eau et ne tardai pas à le voir. Soigneusement enveloppé dans mon manteau de fuligine, et me tenant dans le coin le plus obscur, je l’observai pendant un certain temps. À un moment donné, un homme – qui n’était pas couvert de peintures comme ceux qui m’avaient arrêté sur le chemin – traversa la clairière. Un autre quitta la hutte suspendue, alla boire à la source, et revint dans la bizarre construction.

Il commença de faire sombre. Bientôt, tout le village parut s’éveiller ; une douzaine d’hommes environ quittèrent la hutte suspendue, et se mirent à empiler du bois dans le centre de la clairière. Trois autres, vêtus de robes et tenant à la main un bâton fourchu, sortirent de la maison dans les arbres. D’autres encore, qui avaient dû surveiller les issues du village et les chemins, surgirent de l’ombre de la jungle peu après que le feu eut été allumé, et étendirent une couverture devant.

L’un des hommes en robe se tenait debout, le dos au bûcher, tandis que les deux autres étaient accroupis à ses pieds. Tous trois avaient quelque chose d’extraordinaire, qui me rappelait davantage la démarche des exultants que celle des hiérodules que j’avais pu apercevoir dans les jardins du Manoir Absolu : c’était la façon de se tenir que confère la conscience de l’autorité que l’on possède, celle qui coupe les chefs de l’humanité ordinaire. Jambes croisées, couverts ou non de peintures, des hommes étaient assis en cercle, leur faisant face. J’entendis le murmure des voix, puis le discours énergique de l’homme debout, sans toutefois pouvoir distinguer ses paroles, car je me trouvais trop loin. Au bout d’un moment, les deux hommes accroupis se levèrent ; l’un d’eux ouvrit sa robe comme une tente, et le fils de Bécan, maintenant devenu le mien, fit un pas en avant. Quant au second, il fit apparaître Terminus Est de la même manière ; il la dégaina, et présenta à la foule sa lame brillante et l’opale sombre de sa poignée. Un des hommes peints se leva alors, vint dans ma direction (si bien que je craignis un instant qu’il ne me vît, en dépit du masque que j’avais pris la précaution de mettre), et souleva une porte ménagée dans le sol. Il ne tarda pas à émerger d’une autre issue située plus près du feu, et, avec une rapidité anormale, s’approcha des hommes en robe.

Il n’y avait aucun doute sur ce qu’il était en train de leur dire. Je redressai les épaules et m’avançai d’un pas décidé dans le cercle de lumière délimité par le brasier. « Non, je ne suis pas là-dessous, dis-je d’une voix forte. Je suis ici. »

Il y eut un profond soupir de surprise mêlé d’inquiétude, et tout en sachant que je pouvais mourir bientôt, je pris plaisir à l’entendre.

L’homme au centre du groupe des trois me lança : « Comme vous le constatez vous-même, vous ne pouvez pas nous échapper. Vous étiez libre ; et pourtant nous vous avons fait revenir. » Je reconnus la voix de l’homme qui m’avait interrogé dans ma prison souterraine.

« Si vous étiez suffisamment avancé dans la Voie, répondis-je, vous sauriez que vous avez beaucoup moins d’autorité sur moi que ne le croient les ignorants. » (Il n’est pas difficile de singer la manière de parler de ces gens, car elle ne fait elle-même que singer le langage des ascètes, ou des prêtresses comme les pèlerines.) « Vous m’avez volé mon fils, qui est aussi le fils de la Bête-qui-Parle, comme vous devez le savoir si vous l’avez un peu interrogé. J’ai livré mon épée à vos esclaves pour qu’il me soit rendu et me suis moi-même pour un temps soumis à vous. Je la reprends, maintenant. »

Il y a un point sur l’épaule qui, si on le comprime fortement avec le pouce, provoque la paralysie de tout le bras. Je posai ma main sur l’épaule de l’homme en robe qui tenait mon épée, et il la laissa choir à mes pieds. Avec plus de présence d’esprit que je n’en aurais cru capable un enfant de son âge, le petit Sévérian la ramassa et me la tendit. Le chef des sorciers leva son bâton et cria : « Aux armes ! » Tous se levèrent comme un seul homme. Beaucoup portaient les serres que j’ai déjà décrites ; d’autres sortirent des couteaux.

Je plaçai Terminus Est sur mon épaule, à sa place habituelle et lançai : « Vous ne croyez tout de même pas que j’ai besoin de cette lame antique en tant qu’arme ? Elle a des pouvoirs beaucoup plus grands, comme vous devriez le savoir mieux que quiconque. »

L’homme en robe qui avait tenu le petit Sévérian dit précipitamment : « C’est ce qu’Abundantius venait de nous expliquer. » L’autre comparse, pendant ce temps, se massait le bras.

Je me tournai vers l’homme du milieu, car c’était visiblement de lui qu’il était question. Il avait un regard froid, intelligent et farouche. « Abundantius est un sage », dis-je alors. J’étais en train d’essayer d’imaginer comment le tuer sans que tous les autres me tombent dessus. « Il sait donc certainement de quelle terrible malédiction sont victimes ceux qui font du tort à la personne d’un mage.