J’étais dans un labyrinthe, semblable et différent à la fois de celui des magiciens. Les passages étaient plus grands, et s’élargissaient parfois en galeries aussi imposantes que celles du Manoir Absolu. Certaines d’entre elles étaient bordées de miroirs de verre dans lesquels je voyais mon reflet – mon visage hagard et ma cape en loques – tandis que Thècle, à demi transparente dans une délicieuse robe à traîne, marchait auprès de moi. Des planètes suivaient en sifflant de longues trajectoires courbes et subtiles qu’elles étaient seules à détecter.
Teur la bleue portait la lune verte comme un bébé, mais sans la toucher. Verthandi la rouge devint Décuman, sa peau dévorée, en rotation dans son propre sang.
Je courus, je tombai, tous mes membres pris de spasmes. Je vis un instant les étoiles véritables dans le ciel baigné de la lumière du soleil, mais le sommeil m’entraîna à nouveau, aussi irrésistible que la gravité. Je marchais le long d’un mur de verre ; à travers, je vis le petit Sévérian courir, effrayé, et portant la même chemise grise et toute rapiécée que je mettais lorsque j’étais apprenti ; il se précipitait du quatrième niveau pour rejoindre, me sembla-t-il, l’Atrium du Temps. Dorcas et Jolenta passèrent, la main dans la main ; elles se souriaient et ne me virent pas. Puis des autochtones, à la peau cuivrée et aux jambes arquées, emplumés et parés de bijoux, se mirent à danser derrière leur chaman, sous la pluie. Dans l’air nageait l’ondine, aussi vaste qu’un nuage, cachant le soleil.
Je m’éveillai. Une pluie douce tombait sur mon visage. À côté de moi, le petit Sévérian dormait, immobile. Je l’enveloppai de mon mieux dans ma cape, et je le portai jusqu’à la trouée dans les plantes grimpantes. Au-delà de ce rideau et à l’abri des épaisses ramures des arbres, c’est à peine si la pluie pénétrait ; nous nous étendîmes pour dormir encore. Cette fois-ci, je n’eus pas de rêve, et quand je m’éveillai nous avions dormi tout un jour et une nuit, car la pâle lumière de l’aube régnait alentour.
L’enfant était déjà debout, et se promenait entre les arbres. Il me montra par où le ruisseau se faufilait en cet endroit ; je me lavai et me rasai du mieux que je pus sans eau chaude, ce que je n’avais pas fait depuis mon premier après-midi dans la masure sous la falaise. Nous retrouvâmes facilement le chemin maintenant familier, pour reprendre la direction du nord.
« Est-ce que l’on ne va pas rencontrer les hommes peints en trois couleurs ? » me demanda le petit Sévérian, mais je lui dis de ne pas s’inquiéter et surtout de ne pas s’enfuir en courant : je me chargerais d’eux. Je me souciais en vérité bien davantage de Héthor et de la créature qu’il avait lancée à mes trousses. Si elle n’avait pas péri dans l’incendie du hall, elle se dirigeait peut-être en ce moment vers nous ; elle m’avait bien paru craindre la lumière du soleil, mais l’éclairage crépusculaire du sous-bois lui convenait peut-être.
Un seul homme peint se plaça en travers du chemin, non point pour nous barrer la route, mais pour se prosterner à mes pieds. Je fus tenté de le tuer pour m’en débarrasser ; on nous apprend à tuer ou à torturer uniquement sur ordre de la justice, mais ce conditionnement était allé en s’affaiblissant au fur et à mesure que je m’éloignais de Nessus et que je me rapprochais de la guerre et des montagnes sauvages. Certains mystiques prétendent que les vapeurs qui s’élèvent des combats affectent notre cerveau, même à de très grandes distances, pourvu que l’on soit sous le vent ; la chose se peut. Malgré tout, je me contentai de le faire se relever et de lui demander de nous laisser le passage.
« Grand mage, me dit-il, qu’avez-vous fait des ténèbres rampantes ?
— Je les ai renvoyées dans le gouffre d’où je les avais fait sortir. » N’ayant pas rencontré à nouveau la créature, j’avais toutes les raisons de croire que Héthor l’avait rappelée à lui, si elle n’était pas morte.
« Cinq d’entre nous ont transmigré, m’apprit l’homme peint.
— Vos pouvoirs sont alors plus grands que ce que j’avais cru. Il est arrivé qu’elles en tuent des centaines en une seule nuit. »
Je n’étais pas complètement convaincu qu’il ne nous attaquerait pas, une fois que nous aurions le dos tourné, mais il n’en fit rien. Le sentier que j’avais suivi deux jours avant comme prisonnier semblait maintenant désert. Aucun autre garde ne vint nous défier ; de nombreuses bandes de tissu rouge avaient été déchirées et piétinées, sans que je puisse deviner pour quelles raisons. Je vis beaucoup de traces de pas sur le chemin, qui n’en comportait pas la fois précédente (peut-être pour avoir été ratissé).
« Qu’est-ce que tu cherches ? » me demanda le petit garçon.
Je lui répondis à voix basse, au cas où nous aurions encore été surveillés depuis les arbres. « La trace gluante que laisse l’animal devant lequel nous avons fui l’autre nuit.
— L’as-tu vue ? »
Je secouai la tête.
L’enfant resta silencieux pendant un moment. Puis il reprit : « Grand Sévérian, d’où vient-elle, cette bête ?
— Tu te souviens de l’histoire ? Eh bien, du sommet de l’une des montagnes au-delà des rives de Teur.
— Là où vivait Brise-de-Printemps ?
— Je ne crois pas que c’était sur la même.
— Et comment elle est venue ici ?
— Un méchant homme l’a ramenée de là-bas ; maintenant, fais silence un moment, petit Sévérian. »
Si je coupai court ce dialogue, c’est précisément parce que j’étais troublé par les mêmes questions. Héthor avait certainement dû faire passer son abominable ménagerie en contrebande, à bord du bateau sur lequel il servait : cela, c’était assez clair. Quand il m’avait suivi, au-delà des murs de Nessus, il avait pu facilement transporter les noctules sur lui, dans un petit récipient hermétiquement clos ; si effroyables qu’elles fussent, elles n’étaient cependant pas plus épaisses que du tissu, comme Jonas le savait bien.
Mais il n’en allait pas de même avec la créature qui nous avait pourchassés jusque dans la salle des épreuves ; elle avait aussi fait son apparition dans l’Antichambre du Manoir Absolu, après que Héthor y avait été jeté. Comment cela était-il possible ? Avait-elle suivi Héthor et Aghia comme un chien au cours de leur voyage vers Thrax ? J’évoquai le souvenir de la chose, telle que je l’avais vue au moment où elle avait tué Décuman, et essayai d’en estimer le poids : elle devait indiscutablement faire celui de plusieurs hommes : peut-être était-elle même aussi lourde qu’un destrier. Il aurait fallu une charrette de bonne taille, solide, pour la transporter et la dissimuler. Héthor aurait-il pu conduire un tel attelage à travers ces montagnes ? Je n’arrivais pas à y croire. Comme je n’arrivais pas à croire que cette horreur visqueuse ait pu partager le même moyen de transport que la salamandre que j’avais vue périr à Thrax.