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Le village parut tout aussi désert que le chemin lorsque nous y arrivâmes. Des pans de la salle des épreuves étaient encore debout, finissant de se consumer. Je cherchai en vain les restes de Décuman, mais ne trouvai que son bâton, à moitié brûlé. Je m’aperçus qu’il était creux, et en voyant son intérieur soigneusement poli, je compris qu’il pouvait se transformer en sarbacane, une fois que le pommeau de métal avait été enlevé, et expédier des flèches empoisonnées. Il s’en serait sans aucun doute servi si je m’étais montré trop résistant au charme qu’il avait commencé de lancer.

Sans doute l’enfant avait-il suivi le cheminement de ma pensée, rien qu’à voir mon expression et à suivre mon regard. « Cet homme était vraiment un magicien, non ? me demanda-t-il. Il a presque réussi à t’envoûter. »

Je ne pus qu’acquiescer.

« Tu as pourtant dit que ce n’était pas vrai.

— Par certains côtés, petit Sévérian, je ne suis pas beaucoup plus malin que toi. Je pensais que ce n’était pas vrai ; j’avais déjà vu comment ils recouraient à des trucages comme la trappe secrète dans la pièce souterraine où ils me gardaient, et la manière dont ils t’ont fait apparaître sous la robe de l’un d’eux. Il y a cependant des choses obscures qui nous entourent, et je suppose que si on cherche à les découvrir avec suffisamment d’opiniâtreté, on finit par en trouver quelques-unes. C’est ainsi que l’on devient, comme tu dis, de vrais magiciens.

— Ils pourraient dire à tout le monde ce qu’il faut faire, s’ils connaissent la vraie magie. »

Je secouai négativement la tête à cette remarque ; mais j’y ai beaucoup repensé depuis. Il me semble que l’on peut y opposer deux objections, que le fait de les formuler d’une manière moins enfantine peut faire paraître plus convaincantes qu’elles ne le sont réellement.

La première est que le savoir qui passe d’une génération de magicien à l’autre est infime. J’ai pour ma part subi une formation dans le domaine des sciences appliquées que l’on pourrait qualifier de plus fondamental ; et j’y ai appris que les progrès de la science dépendent beaucoup moins de considérations théoriques et d’investigations systématiques que de la transmission d’informations sûres, acquises par hasard – ou par intuition – d’une génération d’hommes à une autre. La nature profonde de ceux qui recherchent le ténébreux savoir veut qu’ils l’accaparent parfois jusque dans la mort, ou qu’ils ne le transmettent que sous de tels déguisements, l’obscurcissant de tout un fatras mensonger et opportuniste, qu’il en finit ainsi par perdre toute valeur. On entend parfois parler de ceux qui ont enseigné leur maîtresse ou leurs enfants ; mais c’est aussi dans la nature de ces gens de n’avoir ni l’une ni les autres, et il se peut enfin que leur art s’affaiblisse quand ils en ont.

La seconde objection veut que l’existence même de tels pouvoirs engendre un contre-pouvoir. Nous donnons le nom de magie noire aux pouvoirs du premier genre, même s’il peut leur arriver d’employer quelque lumière mortelle comme l’avait fait Décuman ; et celui de magie blanche à ceux du second, alors qu’ils emploient au besoin les ombres, à ce que je crois – de même que le meilleur des hommes tire ses rideaux pour dormir. Pourtant, il y a du vrai dans ces appellations de lumière et d’ombre, car cela montre clairement que l’une ne va pas sans l’autre. Le conte que j’avais lu au petit Sévérian disait que l’univers n’est que le verbe intarissable de l’Incréé. Nous sommes donc les syllabes de ce verbe. Mais il n’y a rien de plus futile que de dire un mot s’il n’est entouré d’autres mots – des mots qui ne sont pas dits. Si une bête n’a qu’un cri, ce cri ne nous apprend rien. Et même le vent parle par des voix multiples, si bien que celui qui l’écoute derrière ses volets clos sait très bien si le temps est doux ou bien orageux. Il me semble que ces puissances que nous appelons noires sont justement ces mots que l’Incréé n’a pas prononcés, si l’Incréé existe bien ; et ces mots ne peuvent avoir qu’une pseudo-existence, si l’autre verbe, le verbe prononcé doit s’en distinguer. Ce qui n’est pas dit peut être important, mais pas autant que ce qui l’est. C’est ainsi que le seul fait de connaître l’existence de la Griffe me suffisait presque pour contrecarrer les charmes tissés par Décuman.

Et si ceux qui recherchent les secrets de la magie noire en trouvent quelques-uns, pourquoi ceux qui recherchent ceux de la magie blanche n’en trouveraient-ils pas aussi ? Et ces derniers ne sont-ils pas plus aptes à transmettre leur sagesse ? C’est ainsi que, génération après génération, les pèlerines avaient conservé la Griffe ; en y pensant, je me sentis plus déterminé que jamais à les retrouver et à la leur restituer. Car si je ne l’avais pas su auparavant, la nuit de l’alzabo m’avait fait comprendre définitivement que je n’étais qu’un paquet de chair qui finirait par mourir le moment voulu – lequel était peut-être très proche.

Comme la montagne dont nous nous rapprochions se trouvait au nord, et projetait donc son ombre sur l’épaulement de jungle où nous nous trouvions, il n’y avait aucun rideau de lianes et de plantes grimpantes de ce côté. Le vert pâle des feuilles ne faisait que devenir plus pâle encore et les souches mortes devenaient de plus en plus nombreuses, tandis que la taille des arbres diminuait. La voûte de feuillage sous laquelle nous avions marché tout le jour s’interrompit, et disparut complètement au bout de quelques centaines de pas.

La montagne alors, se dressa devant nous. Nous en étions maintenant trop près pour distinguer en elle une silhouette humaine. De grandes pentes se déroulaient en plis immenses, comme nées des nuages qui cachaient le sommet ; ce n’était que les pans sculptés d’une robe éternelle. Combien de fois l’homme s’était-il réveillé pour s’en revêtir, sans imaginer qu’un jour ils seraient préservés pour toujours, tellement gigantesques qu’ils échappaient presque à l’œil humain ?

23

La ville maudite

Ce n’est que vers midi le jour suivant que nous trouvâmes de nouveau de l’eau, la seule que nous devions d’ailleurs boire sur cette montagne. Il ne restait plus que quelques morceaux de la viande séchée laissée par Casdoé ; je les partageai avec le petit Sévérian, après quoi nous bûmes à même le filet d’eau, qui faisait à peine la grosseur de mon pouce. La chose me paraissait d’autant plus étrange que je voyais toute cette neige accumulée sur les sommets et les épaulements de la montagne ; je découvris par la suite que dans les parties assez basses pour que le soleil puisse la faire fondre, la neige était balayée par les vents avant que se produisent les chaleurs de l’été. Plus haut, les congères pouvaient s’accumuler pendant des siècles.

Nos couvertures étaient humides de rosée, et nous les étendîmes sur des pierres pour les faire sécher. En dépit du manque de soleil, le vent très sec de l’altitude en vint à bout en une seule veille, à peu de chose près. Je savais qu’il nous faudrait passer la nuit suivante très haut sur les pentes, comme la première nuit qui avait suivi ma fuite de Thrax. Je n’en ressentais pourtant aucun pessimisme. Ce n’était pas tant de s’éloigner des dangers que nous avions courus qui me mettait dans cet état d’esprit, que de savoir que je mettais un terme à tout ce que mon passage dans la jungle avait comporté de sordide. J’avais l’impression d’y avoir été sali, souillé, et que l’atmosphère glacée de la montagne allait me purifier. Impression que je restai quelque temps sans analyser ou presque ; puis lorsque nous commençâmes à grimper sérieusement, je pris conscience que ce qui m’avait perturbé était le souvenir de tous les mensonges que j’avais contés aux magiciens, leur faisant croire que, comme eux, je commandais à d’immenses puissances et détenais de profonds secrets. Ces mensonges étaient parfaitement justifiés, dans la mesure où ils m’avaient sauvé la vie ainsi que celle du petit Sévérian. Je me sentais malgré tout un peu moins homme pour y avoir recouru. Maître Gurloes, que j’en étais arrivé à détester avant de quitter la guilde, mentait fréquemment. Et maintenant, je ne savais plus si je l’avais haï parce qu’il mentait, ou si je haïssais les mensonges parce qu’il en faisait.