Or maître Gurloes possédait une excuse aussi valable que la mienne, sinon davantage ; il avait en effet menti pour protéger la guilde et en sauvegarder les intérêts, donnant des comptes rendus flatteurs de nos travaux aux divers officiels concernés, exagérant l’importance des résultats obtenus, et cachant, lorsque c’était nécessaire, les erreurs que nous avions commises. Certes, il avait par la même occasion amélioré sa situation en tant que responsable de notre guilde ; mais il avait aussi amélioré celle de Drotte, de Roche, d’Eata et la mienne, ainsi que celle de tous les apprentis et compagnons qui finiraient un jour ou l’autre par en hériter. S’il n’avait été que l’homme simple et brutal qu’il voulait que l’on crût qu’il était, j’aurais pu penser que ses malhonnêtetés n’étaient faites qu’à son seul bénéfice. Mais je savais bien qu’il n’en était rien, et peut-être s’était-il vu lui-même, durant des années, comme je me voyais maintenant.
Néanmoins, je ne pouvais pas être sûr non plus d’avoir uniquement agi pour sauver le petit Sévérian. Lorsqu’il s’était enfui et que j’avais rendu mon épée, peut-être l’aurais-je mieux aidé en combattant. C’était mon avantage immédiat que servait cette docile capitulation : je risquais la mort en me battant. Plus tard, lorsque je me fus échappé, je suis tout autant revenu pour récupérer Terminus Est que le garçon ; j’étais déjà une fois retourné sur mes pas pour elle, dans la mine des hommes-singes, alors que l’enfant n’était pas avec moi. Car sans elle, je serais devenu un simple vagabond.
Une veille après m’être fait ces réflexions, je me retrouvai en train d’escalader une paroi, avec l’enfant et l’épée sur mon dos, mais sans plus avoir déterminé dans quelle mesure je me souciais de l’un et de l’autre. J’étais heureusement en bonne condition physique, et l’escalade ne présentait pas de difficultés particulières, relativement parlant ; une fois au sommet, nous tombâmes sur une ancienne grande route.
J’ai visité beaucoup d’endroits étranges, mais il en est peu qui m’aient donné une impression d’anomalie aussi forte que celui où nous nous trouvions. Sur notre gauche, à peine à une vingtaine de pas, je voyais cette route incroyablement large s’interrompre brusquement, sans doute emportée par un glissement de terrain. Mais devant nous, elle s’étendait, dans un parfait état de conservation, et se déroulait comme un ruban de pierre noire sans solution de continuité, ses méandres montant à l’assaut de l’immense personnage dont le visage était en ce moment caché par les nuages.
Le garçon me prit la main quand je le posai à terre.
« Maman disait que l’on ne pouvait pas utiliser les routes, à cause des soldats.
— Ta mère avait raison. Mais vous vous dirigiez vers les plaines, là où se trouvent les soldats. Cette route a certainement été occupée par l’armée, autrefois, mais le dernier soldat à l’avoir patrouillée était certainement mort depuis longtemps quand l’arbre le plus vieux de la forêt n’était encore qu’une graine. » Comme il avait froid, je lui donnai l’une des couvertures, et lui montrai la façon de s’y enrouler et de la tenir bien serrée pour en faire un manteau. Quelqu’un nous apercevant de loin aurait pu croire voir un petit personnage gris suivi d’une ombre démesurée.
Nous entrâmes dans un banc de brume, et la chose me parut étrange à cette altitude ; ce n’est qu’en nous retrouvant au-dessus, après avoir continué à monter, et en le voyant d’en haut, éclairé par le soleil, que je me rendis compte qu’il s’agissait simplement de l’un de ces nuages qui m’avaient paru tellement éloignés lorsque je les avais regardés depuis l’épaulement, à la sortie de la forêt.
Et cependant, cet épaulement, tellement au-dessous de nous, se trouvait déjà lui-même à plusieurs milliers de coudées au-dessus de Nessus et du cours du Gyoll… Je me dis alors que j’avais dû voyager très loin, pour pouvoir trouver des jungles à de telles altitudes, et que je devais être tout près de la ceinture du monde, dans la région de l’éternel été, là où justement l’altitude est à l’origine des seules différences de climat. Si, d’après ce que m’avait appris maître Palémon, je me dirigeais maintenant vers l’ouest, en quittant ces montagnes, je finirais par tomber sur une jungle tellement pestilentielle (une forêt côtière à la chaleur humide et étouffante d’étuve et grouillante d’insectes) que celle que nous venions de quitter me paraîtrait un paradis à côté. Mais en dépit de sa luxuriance, j’y trouverais néanmoins des signes de décadence, car même si cette jungle recevait autant de lumière du soleil que n’importe quel autre endroit de Teur, sinon davantage, elle en recevait moins que par le passé ; et, poussée par l’avancée des glaces dans le Sud, la végétation des zones tempérées se déplaçait, obligeant peu à peu les plantes et les arbres des tropiques à lui céder la place.
Tandis que je contemplais les nuages en dessous de moi, le petit Sévérian avait continué sa progression. Il m’attendait, maintenant, tourné vers moi, et, les yeux brillants, me lança quand je fus à portée de voix : « Qui a fait cette route ?
— Les mêmes ouvriers qui ont sculpté la montagne. Ils devaient disposer d’énormes sources d’énergie, et de machines d’une telle puissance que nous n’en avons même pas idée. Il a cependant bien fallu qu’ils enlèvent les déblais ; des milliers de charrettes et de tombereaux ont dû rouler là-dessus. » J’étais tout de même perplexe, car les roues de fer de ces véhicules arrivent à entamer même les durs pavés de Thrax ou de Nessus, alors que cette route était aussi unie et plane qu’un chemin de procession. En réalité, me dis-je, il n’a dû y avoir que le soleil et le vent pour venir l’effleurer.
« Regarde, grand Sévérian ! Est-ce que tu vois la main ? »
L’enfant me montrait un éperon rocheux qui se dressait très haut au-dessus de nos têtes. Je levai les yeux, mais pendant quelques instants, je ne vis rien d’autre que ce que j’avais cru voir jusqu’ici : un long promontoire de roche grise et inhospitalière. Puis le soleil fit briller quelque chose près de son extrémité, quelque chose qui me parut être de l’or, presque à coup sûr ; voyant cela, je vis aussi que cet or était une bague, en dessous de laquelle je découvris un pouce figé dans la pierre, le long de l’entablement – un pouce faisant peut-être une centaine de pas de long, tandis que le reste des doigts se refermait sur le promontoire.
Nous n’avions pas d’argent, et je ne savais que trop bien combien l’argent serait précieux lorsque nous serions forcés de retourner, comme cela était inévitable, dans des régions habitées. Si je faisais encore l’objet de recherches, l’or me permettrait peut-être en outre de convaincre ceux qui étaient à mes trousses de regarder ailleurs. L’or pourrait également me donner les moyens d’acheter une charge d’apprenti dans quelque guilde honorable pour le petit Sévérian, car il était évident qu’il ne pouvait continuer longtemps à voyager ainsi avec moi. Selon toute vraisemblance, la bague ne devait être qu’une feuille d’or posée sur la pierre ; mais même ainsi, s’il était possible de décoller et de rouler une telle quantité d’or, cela devait représenter une somme considérable. J’eus beau m’efforcer de ne pas y penser, je ne pus m’empêcher de me demander comment une simple feuille d’or aurait pu rester ainsi intacte pendant tant de siècles ; n’aurait-elle pas dû se détacher et tomber, avec le temps ? Si l’anneau était en or massif, il valait une fortune ; mais toutes les fortunes de Teur réunies n’auraient pu acheter cette sculpture titanesque, et celui qui en avait ordonné la construction avait dû posséder des ressources inimaginables. Cependant, même si l’anneau n’était pas en or massif, il pouvait représenter une certaine épaisseur de métal.