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Tout en réfléchissant à ces questions, j’avançais à grandes enjambées, et je ne tardai pas à devancer le petit Sévérian. La route était par moments tellement raide que je n’arrivais pas à imaginer comment des charrois de lourdes pierres avaient pu l’emprunter. Nous tombâmes par deux fois sur des fissures profondes, et l’une d’elles était tellement large que je dus jeter l’enfant au-dessus avant de sauter à mon tour. J’espérais encore trouver de l’eau avant la nuit, mais je n’en vis pas la moindre trace, et lorsque l’obscurité fut totale, nous dûmes nous contenter de l’abri médiocre offert par un creux de rocher, où nous nous enroulâmes le mieux possible dans nos couvertures et ma cape, pour essayer de dormir un peu.

Au matin, la soif nous desséchait la bouche. Je savais qu’il ne fallait guère espérer de pluie avant l’automne, mais je dis tout de même à l’enfant qu’il pleuvrait peut-être dans la journée, et c’est avec un certain optimiste que nous nous remîmes en route. C’est d’ailleurs lui qui me montra qu’un petit caillou placé dans la bouche apaisait un peu l’impression de soif ; astuce de montagnard dont je n’avais jamais entendu parler. Le vent qui soufflait était plus froid qu’auparavant, et je commençai à éprouver les effets de la ténuité de l’air. Les détours de la route nous menaient par moments dans des zones ensoleillées.

Mais ce faisant, elle nous éloignait de plus en plus de l’anneau, et nous nous retrouvâmes finalement hors de sa vue, en plein dans l’ombre, quelque part à la hauteur de l’un des genoux du personnage sculpté en position assise. Il restait une dernière pente à grimper, mais elle était tellement raide que des marches auraient bien fait notre affaire. Puis soudain, paraissant flotter devant nous dans l’air limpide, se dressa un groupe de tours élancées. « Thrax ! » cria l’enfant en les montrant. Au ton joyeux de son exclamation, je compris que sa mère avait dû lui en parler souvent, mais aussi qu’elle avait dû lui dire que c’était là qu’elle les conduisait, quand ils avaient abandonné la maison où il était né.

« Non, dis-je. Ce n’est pas Thrax. On dirait plutôt notre propre Citadelle – la tour Matachine, la tour des Sorcières, la tour de l’Ours et la tour de la Cloche. »

Il me regarda en ouvrant de grands yeux.

« Non, non, ce n’est pas elle, évidemment. Mais je connais Thrax, et Thrax est une ville de pierre. Ces tours sont par contre en métal, comme le sont les nôtres.

— Elles ont des yeux. »

C’était bien le cas. Je crus tout d’abord être le jouet de mon imagination, en particulier parce qu’elles n’en possédaient pas toutes. Je finis par comprendre que certaines d’entre elles, tout simplement, nous faisaient face et d’autres non ; et non seulement ces tours avaient des yeux, mais aussi des épaules et des bras ; c’étaient en fait des personnages métalliques représentant des cataphractes, ces guerriers dont l’armure allait de la tête aux pieds. « Ce n’est pas une ville véritable, dis-je à l’enfant. Ce que tu vois là est la garde de l’Autarque, qui attend sur ses genoux, afin de détruire ceux qui voudraient lui faire du tort.

— Vont-ils nous faire du mal ?

— Il y a de quoi avoir peur, n’est-ce pas ? Ils pourraient nous écraser sous leurs talons comme des souris. Mais je suis sûr qu’ils n’en feront rien, cependant. Ce ne sont que des statues, une garde spirituelle laissée ici en souvenir de sa puissance.

— Il y a aussi de grandes maisons. »

L’enfant avait raison ; les bâtiments ne dépassaient pas la taille des tours-statues de métal, si bien que nous n’y avions pas prêté attention sur le coup. Cela me rappela également la Citadelle, où des constructions qui n’ont jamais été destinées à braver les étoiles s’élèvent au milieu des tours. Peut-être la tête me tourna-t-elle à cause de la ténuité de l’air, mais j’eus brusquement la vision de ces hommes de métal s’élevant lentement, puis de plus en plus rapidement, les bras tendus vers le ciel comme nous les tendions lorsque nous plongions dans les eaux noires de la citerne, à la lueur des torches.

Il me semble que mes bottes auraient dû produire un bruit de frottement sur le rocher balayé par les vents, mais je n’ai aucun souvenir d’un tel son. Peut-être se perdait-il dans l’immensité de la montagne ; si bien que nous approchions des cataphractes géants aussi silencieusement que si nous avions marché sur de la mousse. Nos ombres, qui s’allongeaient derrière nous et sur notre gauche au début de la matinée, étaient maintenant réduites à une tache ronde à nos pieds. Je me rendis compte aussi que je pouvais voir les yeux de tous les personnages, mais je me dis que j’avais dû mal regarder la première fois. Pourtant, le soleil les faisait étinceler.

Nous finîmes par trouver un chemin qui passait entre les tours stratéomorphes et les bâtiments élevés à leur pied. Je m’attendais que ces derniers fussent en ruine, comme ceux de la ville oubliée d’Apu-Punchau. Ils étaient fermés, mystérieux et silencieux ; leur construction aurait pu dater de quelques années seulement. Aucun toit ne s’était effondré ; aucun lierre n’avait descellé les pierres grises et carrées de leurs murs. Ils étaient dépourvus de fenêtres, et leur architecture ne faisait penser ni à des temples ni à des forteresses ni à des tombes ni à quoi que ce soit qui me fût familier en matière de construction. Ils étaient totalement dépourvus d’ornementation et de grâce. Leur finition était cependant parfaite, et leurs formes différentes laissaient à penser qu’ils remplissaient des fonctions différentes.

Les personnages de métal brillant se tenaient parmi eux comme si quelque vent brutal et glacé les avait figés sur place, et n’avaient pas l’air de monuments.

Je choisis l’un des bâtiments en disant à l’enfant que nous en forcerions l’entrée, et qu’avec un peu de chance, nous y trouverions de l’eau, voire de la nourriture conservée d’une manière ou d’une autre. Mais je m’étais bien imprudemment avancé. Les portes étaient aussi solides que les murs, et les toits aussi résistants que les fondations. Je crois que même avec une hache il m’aurait été impossible de m’ouvrir un chemin, et je n’osai pas me servir de Terminus Est comme d’un vulgaire outil de bûcheron. Je perdis plusieurs veilles à sonder portes et murs à la recherche de quelque point faible sans en trouver aucun, pas plus sur le premier bâtiment que sur les suivants.

« Il y a une maison toute ronde par là », me dit à un moment donné le petit Sévérian. « Je vais aller y voir pour toi. »

Tout à fait convaincu qu’il ne courait aucun danger dans ce lieu totalement désert, je le laissai faire. Il revint très vite. « La porte est ouverte ! »

24

Le cadavre

Je n’ai jamais pu savoir à quel usage étaient destinés tous ces bâtiments, pas plus que je ne compris à quoi servait celui dont la porte était ouverte, qui était en effet circulaire, et recouvert d’un dôme. Ses murs étaient de métal – non pas le métal noir et lustré de tours de la Citadelle, mais un alliage brillant faisant penser à de l’argent poli.