Le bras lui-même était taillé dans une pierre au grain lisse, mais il était tellement large qu’il suffisait de se tenir en son centre pour ne pas risquer d’en glisser. Je pris l’enfant fermement par la main et m’élançai d’un pas vif, ma cape ondulant et claquant dans le vent.
Sur notre gauche, se trouvait la pente que nous avions gravie la veille, et au-delà, l’épaulement qui séparait les montagnes, sous la couverture d’un vert profond de la jungle. Plus loin encore, à demi-noyé par les brumes de la distance, se dressait le pic au pied duquel Bécan et Casdoé avaient construit leur demeure. Je m’efforçai de situer l’humble maison tout en marchant, ou du moins la zone où elle se trouvait ; je crus finalement distinguer la falaise à la mystérieuse céramique que j’avais descendue pour l’atteindre, minuscule tache de couleur sur l’une des faces de cette montagne moins haute, traversée et brouillée par un fil d’argent iridescent, celui de la cascade.
À ce moment-là, je m’arrêtai et me retournai pour contempler le sommet sur les flancs duquel nous marchions. Je pouvais maintenant parfaitement bien distinguer son visage, sous sa mitre de glace, et en dessous son épaule gauche, sur laquelle un millier de cavaliers auraient pu manœuvrer aux ordres de leur kiliarque.
J’avais laissé l’enfant faire quelques pas de plus, et soudain il me cria quelque chose en montrant du doigt les bâtiments et les tours-sculptures de métal, maintenant en contrebas. Il me fallut quelques instants pour comprendre ce qu’il voulait dire : leurs visages étaient aux trois quarts tournés vers nous, comme ils étaient de trois quarts tournés vers nous le matin. Leurs têtes avaient bougé. Pour la première fois, j’eus l’idée de regarder vers où se dirigeaient leurs regards : c’était le soleil que contemplaient leurs yeux scintillants.
Je hochai la tête à l’intention du petit Sévérian et lui dis : « En effet, je vois ! »
Nous étions maintenant sur le poignet, et le plateau formé par le dessus de la main s’étendait devant nous, plus large, plus plat et plus sûr que le bras. Tandis que je le traversais, l’enfant ne put s’empêcher de courir en avant de moi ; l’anneau entourait le deuxième doigt, le majeur – un majeur plus gros que le tronc du plus gros des arbres de la forêt. Intrépide, le petit Sévérian s’avança, les bras écartés pour bien maintenir son équilibre, sur la crête formée par le doigt ; arrivé à la hauteur de l’anneau, il se baissa pour le toucher.
Il y eut un éclair de lumière, brillant, certes, mais non aveuglant, dans le soleil de la fin de l’après-midi ; et comme le cœur de la flamme aiguë qui venait de jaillir était violet, on aurait presque pu dire que c’était un éclair d’ombre.
Il laissa le petit corps noirci et à demi consumé. J’ai l’impression qu’il ne mourut pas sur-le-champ ; sa tête fut violemment rejetée en arrière, tandis que ses bras s’ouvraient tout grands. Il y eut une bouffée de fumée grise, qui fut aussitôt dissipée par le vent. L’enfant tomba, ses membres se contractant comme ceux d’un insecte en train de mourir, et il roula dans la crevasse formée entre le majeur et l’annulaire.
Moi, qui avais pourtant déjà vu tant de tortures par le feu et de bassinements, qui avais en personne utilisé les fers incandescents (et parmi les milliards de choses dont je me souviens parfaitement bien, il y a les joues de Morwenna en train de se carboniser sous leur effet), j’eus la plus grande difficulté à me forcer à aller voir ce qui restait de l’enfant.
Dans la tranchée étroite entre les doigts, des ossements s’étaient accumulés ; mais ils étaient anciens, et se brisèrent sous mon poids, quand je sautai, comme ceux qui pavaient les chemins de la nécropole de Nessus. Je ne m’arrêtai même pas à les examiner. Je pris la Griffe. Lorsque je m’étais maudit moi-même de ne pas l’avoir utilisée lors du banquet de Vodalus, au moment où l’on apporta le corps de Thècle, Jonas m’avait dit que je n’étais qu’un imbécile, et que, quels que fussent ses pouvoirs, elle n’avait certainement pas celui de rendre la vie à ce qui n’était plus que de la chair rôtie.
Et tout en approchant du petit corps, je ne pus m’empêcher de me dire que si jamais la Griffe ramenait à la vie le petit Sévérian, en dépit de toute la joie que j’en aurais, après avoir conduit l’enfant en lieu sûr, je m’ouvrirais la gorge avec Terminus Est. Car si la Griffe réussissait maintenant, elle aurait aussi pu réussir avec Thècle, si seulement j’avais essayé ; mais Thècle n’était plus qu’une partie de moi-même, maintenant morte pour toujours.
Il parut y avoir pendant quelques instants comme une lueur, une sorte d’ombre brillante, une aura indéfinissable ; puis le petit cadavre tomba en cendres que se mirent aussitôt à disperser les tourbillons de l’air.
Je me redressai, remis la Griffe dans mon petit sac et rebroussai chemin, me demandant vaguement comment j’allais réussir à sortir de cette crevasse pour regagner le dos de la main. (Finalement, je fus obligé de me servir de Terminus Est : je la posais debout dans le creux formé entre les deux doigts, me servant de sa garde et de son pommeau comme marche, puis je me couchai sur le roc, la tête en bas, jusqu’à ce que je puisse saisir sa poignée et la tirer à moi.) Pendant un moment, je vécus non pas une confusion de souvenirs, mais une confusion de mon esprit : j’identifiai le petit Sévérian avec Jader, le garçon qui vivait avec sa sœur mourante dans la cabane sous la falaise de Thrax. Je n’avais pu sauver celui qui commençait à tant compter pour moi, alors que j’avais guéri celui qui n’avait compté que si peu. Il me semblait, d’une certaine manière, qu’il s’agissait d’un seul et même petit garçon. Cette façon de voir les choses était certainement une réaction de protection de mon esprit, un abri construit à la hâte pour se protéger de la folie qui le menaçait ; mais j’eus l’impression que tant que le petit Jader vivrait, l’enfant que sa mère avait prénommé Sévérian ne périrait pas complètement.
J’avais tout d’abord pensé, une fois sur le dos de la main, faire halte un instant pour regarder en arrière ; j’en fus incapable. En fait, j’avais peur d’aller jusqu’au bord et de me jeter dans le vide. Je ne ralentis donc le pas qu’une fois que j’eus regagné l’escalier étroit qui descendait par des centaines de marches jusque dans le vaste giron de la montagne. Puis je m’assis un moment sur l’une d’elles, et retrouvai du regard cette petite tache de couleur, la falaise au-dessus de la masure de Casdoé. Je me souvins alors de l’aboiement du chien brun, quand j’étais sorti de la forêt, et de la manière dont il s’était rapidement calmé. Il s’était montré peureux, ce chien, lorsque l’alzabo était venu ; mais il était pourtant mort les dents plantées dans la cuisse d’un zooanthrope, tandis que moi, à mon tour peureux, j’hésitais à me lancer dans la bataille. Je me souvins du visage délicieux et las de Casdoé, du petit Sévérian m’observant, à demi caché par ses jupes, et de la manière dont le vieil homme était assis le dos au feu, jambes croisées, et avait parlé de Féchine. Et voici qu’ils étaient maintenant tous morts, en l’espace de quelques jours, Sévéra et Bécan, tout d’abord, que je n’avais jamais vus ; puis le vieil homme, le chien et Casdoé, et à l’instant même Sévérian. Même Féchine était mort, et tous s’enfonçaient dans les brumes qui obscurcissent nos jours. Le temps lui-même me parut être une chose solide, se dressant comme une barrière de barreaux métalliques formant la succession infinie des années ; et nous passons comme les eaux du Gyoll, poursuivant notre route jusqu’à l’océan d’où nous ne retournerons que sous forme de pluie.