Je sus alors, à méditer ainsi sur le bras de ce titan de pierre, que mon ambition véritable était d’assujettir le temps, une ambition à côté de laquelle celle de conquérir les plus lointains soleils n’était que l’envie mesquine, pour quelque roitelet emplumé, de soumettre une tribu voisine.
Je restai assis là jusqu’à ce que le soleil disparaisse presque complètement sous le basculement des montagnes à l’occident. Descendre le reste des marches aurait dû me paraître plus facile que de les monter, mais j’étais maintenant tenaillé par la soif, et, pas après pas, mes genoux commencèrent à me faire souffrir. La lumière baissa rapidement ; le vent devint glacial. L’une des couvertures avait été calcinée en même temps que l’enfant ; je déroulai l’autre et m’en enveloppai les épaules et la poitrine, sous ma cape.
J’étais encore à mi-chemin de la descente lorsque je fis un nouvel arrêt pour me reposer. Il ne restait de la lumière du jour qu’un fin croissant rouge foncé, à l’horizon ; je le vis rétrécir, puis disparaître. À cet instant précis tous les grands cataphractes, dont la tête était à peu près à ma hauteur, levèrent silencieusement et harmonieusement le bras en un geste de salut. Leur mouvement avait été si calme et régulier que l’on aurait pu croire qu’ils avaient toujours été ainsi, la main tendue vers le ciel.
L’émerveillement dans lequel ce spectacle inouï me plongea balaya pendant un moment le chagrin que j’éprouvais. J’étais comme figé, et n’osais plus bouger. Les ténèbres nocturnes s’avançaient en roulant sur les montagnes, à l’orient ; et, dans les derniers instants du crépuscule, je pus voir les bras puissants reprendre leur position initiale.
J’étais encore sous l’impression de ce spectacle étonnant lorsque j’arrivai au milieu du groupe silencieux de bâtiments, dans le giron de la statue. Un miracle ne s’était pas produit, mais un autre avait eu lieu ; or même un miracle apparemment dépourvu de but est une source inépuisable d’espérance, car il nous prouve que puisque nous ne comprenons pas tout ce qui arrive, nos défaites – qui sont tellement plus nombreuses que nos rares victoires creuses – peuvent être également trompeuses.
Par je ne sais quelle idiotie, je réussis bel et bien à perdre mon chemin lorsque je voulus retrouver le bâtiment circulaire aux portes ouvertes, où j’avais dit au petit Sévérian que nous passerions la nuit ; mais je me sentais trop épuisé pour continuer à le chercher plus longtemps. Je me contentai finalement d’un recoin abrité, assez éloigné des premières statues de métal, où je massai un moment mes jambes douloureuses avant de m’enrouler du mieux possible dans ma cape pour me protéger du froid. Je pense m’être endormi sur-le-champ ; bientôt, cependant, le bruit d’un pas léger me réveilla.
25
Typhon et Piaton
Je m’étais levé et avais tiré mon épée en entendant les bruits de pas ; j’attendis dans l’ombre pendant ce qui me parut au moins une veille, mais fut probablement bien moins long. Je les entendis encore par deux fois, rapides et légers, mais avec quelque chose de ferme qui suggérait un homme athlétique, puissamment bâti, se déplaçant en courant presque.
Les étoiles, ici, scintillaient dans toute leur gloire, aussi brillantes qu’elles doivent apparaître aux yeux des marins dont elles sont les ports, quand ils s’élancent vers le ciel en déroulant le voile d’or immense qui pourrait envelopper tout un continent. Je pouvais voir les gardes immobiles presque aussi nettement que de jour, ainsi que les bâtiments tout autour de moi, baignés de la lumière aux mille couleurs différentes venue d’une infinité de soleils. Nous imaginons avec horreur les plaines glacées de Dis, le compagnon le plus lointain de notre soleil – mais de combien de soleils sommes-nous les plus lointains compagnons ? Pour le peuple de Dis, si cette planète est habitée, n’existe qu’une éternelle nuit étoilée.
À plusieurs reprises, tandis que je restais debout, immobile sous les étoiles, je faillis m’endormir ; et lorsque mon esprit s’égarait ainsi aux frontières du sommeil, je m’inquiétais pour l’enfant, me demandant si je ne l’avais pas réveillé en me levant, et où j’allais lui trouver de la nourriture une fois le soleil revenu. Puis à ces pensées, comme la nuit engloutissant les montagnes, succédait la conscience de sa mort et un sentiment de désespoir. Je compris alors ce qu’avait ressenti Dorcas à la mort de Jolenta. Les rapports que j’avais eus avec le garçon étaient restés dépourvus de tout caractère sexuel, alors que je soupçonnais ceux de Dorcas et Jolenta d’avoir été marqués par un certain érotisme ; mais ce n’était pas l’aspect charnel de leur amour qui avait provoqué ma jalousie. La profondeur de mes sentiments pour le petit Sévérian avait égalé ceux de Dorcas pour Jolenta, j’en étais convaincu – et certainement surpassé ceux de Jolenta pour Dorcas. Et si Dorcas les avait connus, elle en aurait été aussi jalouse que je l’avais parfois été moi-même des siens, du moins, pensai-je, si elle m’avait autant aimé que je l’aimais de mon côté.
Finalement, n’entendant plus le moindre bruit de pas depuis un moment, je me rencognai du mieux que je pus dans mon abri sommaire, et m’efforçai de retrouver le sommeil. Je m’attendais plus ou moins à ne jamais me réveiller, ou alors pour me retrouver avec un couteau appuyé sur la gorge ; il n’en fut rien. Rêvant d’eau, je dormis jusque bien après l’aube, me retrouvant toujours seul à mon réveil, glacé, les membres raides et douloureux.
Je ne me souciais absolument plus des bruits de pas, des grands cataphractes de métal, de l’anneau ni de quoi que ce soit dans cet endroit maudit. Je ne désirais plus qu’une seule chose, le quitter, le plus vite possible ; et je fus ravi, sans seulement savoir pourquoi, de constater que je n’aurais pas à repasser à proximité du bâtiment circulaire pour gagner le flanc nord-ouest de la montagne.
Je me suis senti devenir fou à de nombreuses occasions, ayant vécu d’innombrables aventures extraordinaires – les plus extraordinaires étant celles qui agissent le plus puissamment sur l’esprit. Et c’était ce qui m’arrivait, une fois de plus. Un homme, plus grand que moi et d’une carrure beaucoup plus imposante, sortit d’entre les pieds d’un cataphracte ; on aurait dit que l’une des constellations monstrueuses de la nuit étoilée était tombée sur Teur pour prendre forme humaine. Car cet homme était pourvu de deux têtes, comme l’ogre de l’un des contes oubliés dans Les Merveilles de Teur et de Ciel.
Je portai instinctivement la main au pommeau de Terminus Est, sur mon épaule. L’une des têtes se mit à rire ; je crois bien que c’est la seule et unique fois où je vis quelqu’un s’esclaffer en me voyant dégainer l’impressionnante lame.
« De quoi as-tu donc peur ? me lança-t-il. Je vois que tu es aussi bien équipé que je le suis moi-même. Quel est le nom de ton amie ? »
Au milieu de ma surprise, je trouvai quand même moyen d’admirer son courage. « Terminus Est », répondis-je en tournant la lame pour qu’il puisse en déchiffrer l’inscription gravée dans l’acier.
« Voici la ligne de partage, traduisit-il. Très bien, vraiment très bien. Et même encore mieux que ce soit en ce lieu et en cette veille que son nom soit lu, car ce moment sera véritablement celui d’une ligne de partage entre l’ancien et le nouveau comme le monde n’en a encore jamais vu. Le nom de mon ami est Piaton, ce qui, je le crains, ne veut rien dire de particulier. C’est un serviteur de qualité inférieure par rapport au tien, mais c’est peut-être une meilleure monture. »