Je remplis une dernière fois ma bouche, avalai et dis : « Cela suffit, pour l’instant. Oui, j’ai très faim.
— Parfait. » Quittant les fenêtres, Typhon se dirigea vers l’un des murs de la vaste salle. En m’approchant, je me rendis compte que cette paroi-là, au moins, n’était en fait pas taillée directement dans la pierre, comme je l’avais tout d’abord cru. On aurait plutôt dit qu’elle était faite d’une sorte de cristal, ou d’un verre épais fumé ; je pouvais voir à travers des tranches de pain et nombre de plats étranges, ayant cette apparence de perfection caractéristique des natures mortes.
« Tu possèdes un talisman de grand pouvoir, me dit alors Typhon. Tu dois maintenant me le donner, si tu veux que nous puissions ouvrir ce buffet.
— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. Voulez-vous mon épée ?
— Non, mais l’objet qui pend à ton cou », répondit-il en tendant la main vers le petit sac de peau.
Je fis un pas en arrière. « Il ne possède aucun pouvoir.
— Alors tu n’as rien à perdre. Donne-le-moi. » Tandis que Typhon parlait, Piaton bougea la tête de droite à gauche, presque imperceptiblement.
« C’est une simple curiosité, dis-je. J’ai cru moi aussi autrefois qu’elle détenait un grand pouvoir, mais elle est restée sans effet quand j’ai tenté de rendre la santé à une femme en train de mourir, et hier encore, elle n’a pu rendre la vie au petit garçon qui voyageait avec moi. Comment avez-vous deviné ?
— Je vous surveillais, bien entendu. Je suis monté assez haut pour pouvoir vous observer dans les meilleures conditions possibles. Lorsque mon anneau a tué l’enfant et que tu es allé près de lui, j’ai vu la flamme sacrée. Il n’est pas nécessaire que tu la déposes dans ma main si tu ne veux pas – fais simplement ce que je te dis.
— Mais vous auriez pu nous avertir ! m’écriai-je.
— Et pourquoi donc ? À ce moment-là, vous ne m’étiez rien, ni l’un ni l’autre. Veux-tu manger ou non ? »
Je sortis la Griffe de son sac. Après tout, Dorcas et Jonas l’avaient déjà vue, et je savais que dans les grandes occasions, les pèlerines en faisaient monstrance devant la foule des fidèles. Elle reposait comme un simple morceau de verre bleu dans le creux de ma main, sans éclat particulier.
Typhon s’inclina avec curiosité pour la regarder. « Elle n’est guère impressionnante. Agenouille-toi, maintenant. »
Je m’agenouillai.
« Répète après moi : je jure par tout ce que représente ce talisman, que je deviendrai, pour la nourriture que je vais recevoir, la créature de celui qui s’appelle Typhon et cela pour toujours…»
Un piège était en train de se refermer, à côté duquel le filet lancé par Décuman n’était qu’un lacet grossier. Il était d’une telle subtilité que c’est à peine si j’en devinais la présence, mais je savais pourtant que la moindre de ses mailles était tissée dans l’acier le mieux trempé.
« … lui abandonnant tout ce que j’ai et tout ce que je serai, ce que je possède actuellement et ce que je posséderai à l’avenir, vivant et mourant selon son bon plaisir.
— J’ai déjà rompu des serments, par le passé. Si je jurais celui-ci, je le romprais certainement aussi.
— Dans ce cas-là, jure, objecta-t-il. Ce n’est qu’une simple procédure que nous devons suivre. Répète-le, et je t’en délivrerai dès que tu auras mangé. »
Au lieu de cela, je me relevai. « Vous m’avez dit aimer la vérité. Je comprends maintenant pourquoi. C’est la vérité qui lie le mieux les hommes. » Je rangeai la Griffe.
Si je ne l’avais pas fait, elle aurait été perdue pour toujours un instant plus tard. Typhon me saisit de telle manière que j’avais les bras collés le long du corps, et que j’étais dans l’impossibilité de dégainer Terminus Est ; me portant, il se précipita vers l’une des fenêtres. Je me débattais, mais je n’étais qu’un jeune chiot entre les mains d’un géant.
Comme nous nous en rapprochions, les grandes dimensions de la fenêtre firent qu’elle disparut presque complètement en tant que telle : on aurait dit que nous étions déjà à l’extérieur, ou que le monde extérieur pénétrait dans la pièce. Or, il ne s’agissait pas de champs et d’arbres qui auraient été situés à la base de la montagne, comme je m’y attendais, mais d’une simple extension, d’une portion du ciel. Le mur de roche de la pièce, épais de moins d’une coudée en cet endroit, flottait en arrière à la périphérie de ma vision comme la ligne trouble que nous voyons, lorsque nous nageons les yeux ouverts, et qui est la ligne de démarcation entre l’air et l’eau.
Puis je me retrouvai complètement à l’extérieur. Typhon me tenait maintenant par les chevilles ; mais, soit à cause de l’épaisseur de mes bottes, soit simplement du fait de ma panique, je ne me sentis plus du tout tenu pendant un instant. Mon dos s’appuyait à la masse de la montagne. Retenue par mon menton, la Griffe se balançait devant mes yeux dans son petit sac. Je me souviens d’avoir un instant été pris d’angoisse à l’idée que Terminus Est pouvait glisser de son fourreau, mais c’était absurde.
Je me redressai par un effort des muscles abdominaux, comme les gymnastes lorsqu’ils sont accrochés par les pieds à la barre. Typhon lâcha l’une de mes chevilles pour me frapper sur la bouche d’un revers de main, et je retombai. Je poussai un cri, et tâchai d’essuyer le sang qui, de mes lèvres, coulait dans mes yeux.
La tentation de tirer Terminus Est, de me soulever de nouveau et de frapper fut telle que j’eus toutes les peines du monde à y résister. Mais je savais que Typhon aurait largement le temps de me laisser tomber en voyant ce que je préparais. Même en cas de succès, je n’aurais pas survécu.
« Je t’exhorte maintenant…» venant d’au-dessus de moi, la voix de Typhon paraissait éloignée, au milieu de cette immensité dorée dans laquelle j’étais suspendu. «… à exiger de ton talisman toute l’aide qu’il peut t’apporter. »
Il se tut, et chaque instant qui passait semblait l’éternité même.
« Peut-il quelque chose pour toi ? »
Je réussis à lancer un « non » retentissant.
« Sais-tu seulement où tu te trouves ?
— Je l’ai vu. Je suis sur le visage. La montagne de l’Autarque.
— C’est mon visage – avais-tu vu cela aussi ? L’Autarque, c’était moi. Et c’est moi, l’Autarque, qui suis de retour. Tu es dans mon œil droit, et ton dos s’appuie sur son iris. Comprends-tu ? Tu es une larme, rien qu’une petite larme que je verse. Je peux te laisser tomber, et ton corps fera une tache minuscule sur mon vêtement. Qui peut maintenant te sauver, toi qui portes le talisman ?
— Vous, Typhon.
— Moi, seulement ?
— Typhon seulement. »
Il me ramena à l’intérieur, et je m’accrochai à lui comme le petit Sévérian s’était accroché à moi, jusqu’à ce que nous nous retrouvions enfin à l’intérieur de la grande salle qui n’était autre que la boîte crânienne du sommet de la montagne.
« Bon, dit le géant à deux têtes. Nous allons faire une seconde tentative. Tu vas retourner avec moi dans l’œil, mais il faudra que tu viennes de ton plein gré, cette fois. Peut-être trouveras-tu plus facile d’aller dans le gauche au lieu du droit. »
Il prit mon bras. Je suppose que l’on pourrait dire que je m’avançai de mon plein gré, puisque j’étais sur mes jambes ; mais je ne crois pas avoir jamais marché d’aussi mauvaise grâce de toute ma vie. Seul le souvenir de l’humiliation que je venais de subir m’empêchait de refuser. Nous ne nous arrêtâmes qu’une fois au bord absolu de la pupille ; d’un geste, Typhon m’intima l’ordre de regarder devant moi. Un océan cotonneux de nuages s’étendait en dessous de nous, bleui d’ombre aux endroits où le soleil ne le teintait pas de rose.