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Ces plaines se terminaient généralement par des falaises et, plus d’une fois, je crus bien devoir renoncer à suivre la direction du nord pour revenir sur mes pas ; mais je finissais toujours par découvrir un passage, soit en grimpant, soit en descendant, et pus donc garder mon cap. Je ne vis ni soldats ni cavaliers patrouiller dans les parties basses, et si d’un côté je me sentais soulagé – je craignais en effet que les hommes de l’archonte ne fussent encore à mes trousses –, d’un autre j’éprouvais une certaine inquiétude, car cela montrait que j’étais très éloigné des routes par lesquelles les armées du Nord étaient approvisionnées.

Le souvenir de l’alzabo revint me hanter ; je savais qu’il devait s’en trouver d’autres de son espèce dans les montagnes. Par ailleurs, je n’avais aucune certitude sur sa mort. Que savait-on du pouvoir de récupération d’un tel animal ? Et si j’arrivais assez facilement à chasser son image pendant la journée, pensant davantage à la présence ou à l’absence de cavaliers, et aux mille accidents du relief dont la beauté enchantait mes yeux – pics enneigés, cascades grondantes et vallées verdoyantes –, elle revenait avec la nuit, lorsque, tout recroquevillé dans ma couverture et ma cape, brûlant de fièvre, je croyais entendre le bruit étouffé de ses pattes et le raclement de ses griffes puissantes.

Si, comme on le prétend souvent, le monde est ordonné selon un certain plan (et cela ne fait pas de différence que ce plan date d’une époque antérieure à sa création ou soit le résultat de l’inexorable logique qui préside à sa croissance, constituée au cours des millions de siècles), on doit alors pouvoir retrouver en toutes choses la représentation en miniature des gloires les plus élevées, ainsi que la description magnifiée de sujets de moindre importance. Pour empêcher mon attention cyclique de se laisser hypnotiser par le souvenir vivace de son horreur, j’essayai de la fixer sur les aspects de la nature de l’alzabo qui lui permettent d’incorporer aux siennes les pensées et la mémoire d’un autre être humain. Je n’avais guère de difficulté à établir un parallèle avec les sujets « de moindre importance ». Je pouvais par exemple rapprocher l’alzabo de ces insectes qui recouvrent leur corps de débris végétaux et d’herbe, afin de se cacher de leurs prédateurs. D’une certaine manière, il n’y avait pas tromperie : les débris et l’herbe existaient bien, étaient réels. L’insecte, en revanche, s’y abritait. Ainsi en allait-il de l’alzabo. Lorsque Bécan, parlant par la gueule de la bête, disait désirer voir sa femme et son fils le rejoindre, il croyait lui-même décrire son propre désir, et c’était bien le cas ; néanmoins, ce désir avait en réalité pour but de nourrir l’alzabo, qui était dedans, et dont les besoins et la conscience se dissimulaient derrière la voix de Bécan.

Il m’était naturellement plus difficile de trouver une corrélation entre l’alzabo et quelque vérité plus haute ; mais je finis par considérer que c’était possible, en faisant un parallèle avec la façon dont le monde matériel absorbe les pensées et les actes d’êtres humains qui, bien que morts depuis plus ou moins longtemps, lui ont imprimé la marque de leur activité – celle que l’on pourrait qualifier d’artistique au sens le plus large, qu’il s’agisse d’architecture, de musique, de batailles ou d’explorations – de manière assez profonde pour que l’on puisse dire qu’elle prolonge en quelque sorte leur existence bien au-delà de leur disparition. C’est de cette façon que Sévéra, la fille de Bécan, avait suggéré à l’alzabo de tirer la table sous l’ouverture conduisant au grenier, dans la maison sous la falaise, alors que la jeune Sévéra n’était plus.

Je disposais également de Thècle pour me conseiller, et bien que n’attendant guère de révélations de sa part, et quoi qu’elle n’ait eu que peu de renseignements à me donner, on l’avait souvent mise en garde contre les dangers des montagnes, et elle ne cessait de me pousser, dès les premières lueurs de l’aurore, à descendre vers les terres basses plus chaudes.

Je ne ressentais pratiquement plus la faim, car c’est une impression qui passe assez rapidement lorsque l’on reste quelque temps sans manger. Au lieu de cela, on est pris d’une sorte de faiblesse, s’accompagnant d’une lucidité presque surnaturelle. Puis, le deuxième jour après que j’étais descendu depuis la pupille de l’œil droit, je tombai sur une cabane de berger, une sorte de ruche de pierre, dans laquelle je trouvai un chaudron et une bonne quantité de farine de maïs.

Une petite résurgence de montagne se trouvait seulement à une douzaine de pas de la cabane, mais il n’y avait rien en matière de combustible. Je passai le reste de l’après-midi à ramasser les nids abandonnés par les oiseaux, sur une falaise distante d’environ une lieue, et le soir, je fis jaillir des étincelles de la soie de Terminus Est ; je pus ainsi faire cuire un repas grossier (qui mit longtemps à bouillir, à cause de l’altitude) et enfin manger. Ce fut certainement l’un des meilleurs dîners que j’aie jamais faits, et je trouvai à la nourriture un parfum à peine perceptible de miel, qui n’en était pas moins clairement identifiable, comme si les nectars de la plante s’étaient conservés dans les graines desséchées, à la manière dont les sels de mers disparues, dont Teur seule se souvient, se retrouvent au cœur de certaines pierres.

J’avais bien l’intention de payer un écot pour ce que j’avais mangé, et je me mis à fouiller dans ma sabretache, à la recherche de quelque chose d’une valeur au moins égale que je pourrais laisser au berger. Il n’était pas question que je lui abandonne le petit livre brun de Thècle – et de toute façon, me dis-je pour calmer ma mauvaise conscience, il était peu probable que le berger sache lire. Je ne voulais pas non plus me séparer de mon fragment de pierre à affûter, à la fois parce qu’elle était liée au souvenir de l’homme vert, et parce que le cadeau n’aurait guère eu de valeur en un tel endroit, où l’on trouvait un peu partout des pierres de qualité presque aussi bonne. Je n’avais pas d’argent, ayant abandonné à Dorcas jusqu’à mon dernier as. Je me décidai finalement à laisser la petite cape écarlate que j’avais trouvée dans la boue de la ville en ruine, longtemps avant d’atteindre Thrax. Elle était tachée, et bien trop fine pour tenir vraiment chaud, mais j’espérais que ses glands et sa couleur brillante séduiraient celui qui m’avait involontairement nourri.

Je n’avais jamais très bien compris comment elle s’était retrouvée entre mes mains, et encore moins si l’étrange personnage qui nous avait appelés afin de connaître un bref épisode de vie l’avait laissée derrière lui par accident ou intentionnellement, lorsque la pluie l’avait dissous pour le faire retourner à la poussière qu’il avait été pendant si longtemps. Il est évident que l’antique sororité des prêtresses dispose de pouvoirs qu’elle n’utilise que rarement ou même jamais, et il n’est pas absurde de penser que parmi ces pouvoirs, se trouve celui de ressusciter les morts. S’il en est bien ainsi, le biomancien les avait peut-être appelées à lui comme il nous avait appelés, et la cape était alors restée sur place par accident.

Néanmoins, même si les choses se sont passées ainsi, c’était peut-être aussi au service d’une autorité plus haute. C’est de cette façon que la plupart des sages expliquent le paradoxe apparent qui veut que bien que nous choisissions librement de faire ceci ou cela, de commettre un crime, ou, par altruisme, de voler les emblèmes sacrés de l’Empyrée, c’est tout de même l’Incréé qui commande l’ensemble, et qui se trouve également servi (c’est-à-dire totalement) par ceux qui lui obéissent et par ceux qui se rebellent.