Ce n’est pas tout. Certains, dont j’ai lu les raisonnements dans le petit livre brun, non sans les discuter à plusieurs reprises avec Thècle, font remarquer que, papillonnant en sa Présence, se trouvaient une multitude d’êtres qui, bien qu’apparaissant minuscules, sont comparativement énormes aux yeux des hommes, pour lesquels leur maître est d’une taille tellement gigantesque qu’il en devient invisible. (Il est rendu imperceptible par ses dimensions illimitées, et nous sommes en relation avec lui comme ceux qui traversent un continent mais ne voient que des forêts, des fondrières, des dunes et ainsi de suite, et qui, bien que sentant des grains de sable dans leurs chaussures, ne se rendent pas compte que la terre qu’ils ont négligée toute leur vie se trouve là, marchant avec eux.)
On rencontre aussi d’autres sages qui, doutant de l’existence de cette puissance que ces êtres – appelons-les des amschaspands – sont supposés servir, n’en affirment pas moins la réalité de leur existence. Affirmations qui ne sont pas fondées sur des témoignages humains – alors qu’il en existe beaucoup, et que j’ai moi-même pu en voir dans le livre aux pages-miroirs, dans les salles du père Inire –, mais plutôt sur une théorie irréfutable ; ils disent en effet que si l’univers n’a pas été créé (hypothèse qu’ils trouvent plus pratique de rejeter, bien que pour des raisons qui ne sont pas purement philosophiques), il a dû exister depuis toujours jusqu’à aujourd’hui, et que si c’est bien le cas, alors le temps lui-même s’étend lui aussi à l’infini vers le passé. Dans un tel océan illimité de temps, toutes les choses concevables ont dû exister à un moment ou un autre. Or des êtres comme les amschaspands sont concevables, et ont de fait été conçus. Mais si d’aussi puissantes créatures ont réellement existé, comment auraient-elles pu être détruites ? Il faut donc qu’elles existent encore.
C’est ainsi que, du fait de la nature paradoxale du savoir, on peut en arriver à douter de l’existence de l’Ylem, la source primordiale de toutes choses, alors qu’il n’est pas possible de douter de l’existence de ses serviteurs…
Et comme de telles créatures existent, n’est-il pas pensable qu’elles puissent interférer (ce qui n’est qu’une façon de parler) avec notre monde et intervenir dans nos affaires, au cours d’incidents comme celui qui m’avait permis de récupérer la cape écarlate que je laissai dans la cabane ? Il n’est pas nécessaire de disposer de pouvoirs illimités pour s’ingérer dans l’économie interne d’un nid de fourmis – il suffit d’un enfant armé d’un bâton pour la bouleverser. Je ne connais pas d’idée plus effroyable que celle-ci. (L’idée de ma propre mort, que la tradition populaire suppose si terrible qu’elle serait inconcevable, ne m’inquiète guère ; c’est à ma vie que je suis incapable de penser, je m’en aperçois ; peut-être à cause de la perfection de ma mémoire.)
Il existe cependant une autre explication : il se peut que tous ceux qui cherchent à servir la Théophanie, et peut-être même tous ceux qui seulement prétendent le faire, en dépit de leur grande diversité apparente, qui semble même tourner à une sorte de guerre intestine, sont en fin de compte reliés entre eux – comme les marionnettes représentant le petit garçon et l’homme de bois que je vis une fois en rêve : même s’ils avaient bien l’air de se combattre, ils n’en étaient pas moins sous le contrôle d’un être invisible, tirant les ficelles de l’un comme de l’autre. Si tel est bien le cas, alors le chaman que nous avions vu pouvait très bien être l’ami et l’allié de ces prêtresses qui parcourent dans leur civilisation de si vastes étendues d’un territoire où lui-même, à une époque de sauvagerie primitive, sur un fond rigide de liturgie ponctuée du roulement des tambours et du claquement des crotales, offrait des sacrifices dans le petit temple de la ville de pierre.
C’est au crépuscule, le lendemain, que j’arrivai au bord du lac Diuturna. C’était ce lac, je pense, et non la mer, que j’avais aperçu à l’horizon, avant que l’esprit de Typhon n’enchaînât le mien au sien. À condition, bien sûr, que ma rencontre avec lui et Piaton n’ait pas été qu’un rêve, une vision, dont je me serais réveillé à l’endroit où il avait commencé. Le lac Diuturna est cependant presque aussi vaste qu’une mer, vaste au point, en tout cas, d’être incompréhensible pour l’esprit ; et après tout, c’est bien l’esprit qui engendre les échos qu’évoque ce mot – sans l’esprit, il ne reste qu’une petite fraction de Teur couverte d’eaux saumâtres. Bien que ce lac se trouvât à une altitude nettement plus élevée que la mer, il me fallut une grande partie de l’après-midi pour atteindre son rivage.
Cette marche fut une expérience extraordinaire, dont le souvenir m’est encore cher à l’heure actuelle ; c’est peut-être la plus belle que j’aie jamais faite – moi qui recèle pourtant dans mon esprit les souvenirs de tant d’hommes et de femmes. Parce que, tout en descendant, je remontais le cours de l’année. Au moment où je quittais la cabane du berger, me surplombaient encore, derrière moi et sur ma droite, d’immenses étendues de neige et de glace trouées de pans de roche encore plus froids qu’elles, des falaises trop abruptes ou exposées au vent pour retenir la neige, qui venait se poser et fondre dans l’herbe tendre des prairies en contrebas, sur laquelle je marchai – une herbe de début de printemps. Elle se fit de plus en plus vigoureuse au fur et à mesure que j’avançai, et prit une nuance verte plus virile. La rumeur des insectes, dont j’ai rarement conscience à moins d’être resté longtemps sans l’entendre, reprit progressivement, produisant un son qui me rappelait les instruments à corde en train de s’accorder dans la grande Salle Bleue, avant que commence la première cantilène. C’était un bruit qu’il m’arrivait aussi autrefois d’entendre, lorsque j’étais étendu sur ma couchette près de l’écoutille dans le dortoir des apprentis.
Les premiers buissons, qui, en dépit de leur apparence robuste n’avaient pas été capables de tenir là où poussait l’herbe la plus tendre, firent leur apparition ; en les observant de plus près, je m’aperçus qu’il ne s’agissait en fait nullement de buissons, mais de végétaux que j’avais vus sous forme d’arbres majestueux, réduits ici à l’état de nains par la brièveté de l’été et la rigueur de l’hiver et parfois divisés par ces rudes conditions en plusieurs pieds noueux. Je trouvai dans l’un de ces arbres miniatures une grive dans son nid, le premier oiseau que je voyais depuis longtemps, à l’exception des grands rapaces des hauteurs. Une lieue plus loin encore, et j’entendis siffler les premières marmottes, dont les terriers s’ouvraient un peu partout entre les promontoires rocheux épars. Elles dressaient leurs têtes tachetées, où brillait un petit œil noir au regard aigu, pour avertir leurs congénères de mon approche.
Une lieue encore, et c’est un lapin qui détala devant moi en zigzag, dans la crainte de l’astara tourbillonnante que je ne possédais pas. La pente était assez forte à ce moment-là, et je me rendis tout d’un coup compte d’avoir perdu beaucoup de forces, non seulement à cause de la faim et de la fièvre, mais aussi de la ténuité de l’air. C’est comme si j’avais été atteint d’une deuxième maladie, dont je n’aurais pas eu conscience tant que le retour des arbres et des buissons véritables ne l’avait pas guérie.
Cela faisait déjà un certain temps que le lac n’était plus simplement une ligne de brume bleutée à l’horizon ; il m’apparaissait comme une très vaste étendue, pratiquement sans caractères saillants, d’une eau aux reflets métalliques et sur laquelle quelques bateaux, dont j’allais apprendre plus tard qu’ils étaient presque tous construits en roseaux, se trouvaient éparpillés. J’aperçus également un petit village idéal, au fond d’une baie qui s’ouvrait légèrement sur la droite de la direction que je suivais actuellement.