Выбрать главу

De même que je n’avais pas eu véritablement conscience de ma faiblesse, de même, avant d’apercevoir les premiers bateaux et les courbes douces des maisons au toit de chaume, je n’avais pas eu conscience de ma solitude depuis la mort de l’enfant. Une solitude qui, me semblait-il, était plus que de la simple solitude. Je n’ai jamais recherché la présence de quelqu’un seulement pour satisfaire le besoin d’avoir une présence auprès de moi : un compagnon doit être aussi un ami. Et il est bien rare que j’aie souhaité engager la conversation avec des inconnus, ou recherché des visages nouveaux. J’ai plutôt l’impression de perdre de mon individualité, d’une manière ou d’une autre, en me retrouvant seul ; pour la grive, pour les marmottes, pour le lapin je n’avais pas été Sévérian, mais l’Homme. Les nombreuses personnes qui aiment la solitude absolue, et en particulier dans les endroits les plus désertiques, apprécient avant tout, à mon sens, de jouer ce rôle. Mais je voulais à nouveau être un individu, et j’avais pour cela besoin du miroir tendu par les autres, qui me montrerait que je n’étais pas comme eux.

28

Le repas chez le hetman

Je n’atteignis les premières maisons que vers la toute fin de l’après-midi. Le soleil ouvrait un chemin d’or rouge sur le lac, un chemin qui avait l’air de prolonger la rue du village jusqu’aux limites du monde : il aurait suffi de l’emprunter, aurait-on dit, pour déboucher sur le vaste univers. Le village lui-même, si petit et pauvre qu’il fût – ce que je constatai rapidement en m’en approchant –, me suffisait amplement, moi qui venais de franchir des montagnes sauvages et des lieux désertés.

Il n’y avait pas la moindre auberge, et, comme personne parmi tous ceux dont les yeux m’observaient à travers les fenêtres n’avait l’air de vouloir m’accueillir, je demandai où se trouvait la maison du hetman. Une fois là-bas, je repoussai la grosse femme qui m’ouvrit et m’installai confortablement. Le temps que le hetman arrive pour voir qui avait bien pu ainsi s’inviter chez lui, j’avais sorti ma pierre à affûter et l’huile de la sabretache, et, dos au feu pour me réchauffer, je nettoyais la lame de Terminus Est. L’homme commença par s’incliner, mais je l’intriguais tellement que, tout en se penchant, il ne put s’empêcher de me regarder du coin de l’œil ; j’eus la plus grande difficulté à retenir un éclat de rire, qui aurait pu être fatal pour mes plans.

« L’optimat est le bienvenu, dit le hetman en dégonflant ses bajoues ridées. Le bienvenu, vraiment. Ma pauvre demeure – et toute notre pauvre colonie – est à sa disposition.

— Je ne suis pas un optimat, répondis-je sèchement. Mais le grand maître Sévérian, de l’ordre des Enquêteurs de Vérité et des Exécuteurs de Pénitence – plus couramment appelé la guilde des bourreaux. Vous devez vous adresser à moi, Hetman, en m’appelant “Maître”. Je viens de faire un voyage long et exténuant ; si vous pouvez me procurer un repas convenable et un lit pas trop dur, il est peu probable que je vous ennuie davantage, vous et vos gens, jusqu’à demain matin.

— Je vous laisserai mon propre lit, dit l’homme de façon précipitée, et la nourriture que nous pourrons vous donner.

— Vous devez avoir du poisson frais, par ici, et du gibier d’eau. L’un et l’autre me conviendront. Avec du riz sauvage, aussi. » Je me souvenais qu’une fois, alors que maître Gurloes discutait du problème des relations de notre guilde avec les autres appartenant à la Citadelle, il nous avait dit que la manière la plus facile de s’imposer à quelqu’un consistait à lui demander quelque chose qu’il ne pouvait pas vous procurer. « Je voudrais aussi du miel, du pain frais et du beurre, sans parler de légumes et d’un peu de salade, bien entendu ; je ne suis pas difficile quant à ces deux derniers points, et je vous laisse le choix. Donnez-moi enfin quelque chose de bon, quelque chose que je n’ai jamais encore mangé, afin que j’aie une histoire à raconter lorsque je serai de retour au Manoir Absolu. »

Les yeux du hetman n’avaient cessé de s’arrondir au fur et à mesure que je parlais, et lorsque j’en vins à mentionner le Manoir Absolu, qui ne devait être, dans ce petit village, que la plus lointaine des rumeurs, je crus qu’ils allaient jaillir de leurs orbites. Le malheureux murmura quelques mots à propos du bétail (probablement pour dire qu’il ne vivait pas assez longtemps, à cette altitude, pour pouvoir donner du beurre), mais je le chassai d’un geste de la main, pour le rattraper l’instant d’après par le collet, car il avait oublié de fermer la porte derrière lui.

J’attendis qu’il se fût éloigné pour prendre le risque de retirer mes bottes. Il n’est jamais bon d’avoir l’air trop détendu devant des prisonniers (et le hetman et son village étaient les miens, maintenant, même si ses habitants n’étaient pas enfermés), mais j’avais la conviction que personne ne viendrait me déranger tant que le repas ne serait pas prêt. Je finis de nettoyer Terminus Est, et l’aiguisai suffisamment pour restaurer son fil dans toute sa pureté.

Cela fait, je retirai mon autre trésor (bien qu’il ne fût pas mien) de sa pochette de cuir, et l’examinai à la lumière du feu odorant du hetman. La Griffe ne m’avait plus oppressé comme un doigt de fer s’enfonçant dans ma poitrine, depuis mon départ de Thrax ; en fait, il m’était même arrivé plusieurs fois d’oublier sa présence tandis que j’arpentais péniblement la montagne, et, à deux ou trois reprises, de l’étreindre, pris de panique à l’idée que je l’avais peut-être perdue sans m’en rendre compte. Dans cette pièce carrée, basse de plafond, où les pierres bombées du mur semblaient tendre leur ventre rond de bourgeois au feu, la Griffe ne brilla pas de l’éclat qui avait été le sien dans la cahute de Jader ; elle manifestait toutefois plus de vie qu’au moment où je l’avais montrée à Typhon. Elle émettait une sorte de lueur phosphorescente, et je me plus à imaginer que ses ondes d’énergie venaient baigner mon visage. En son cœur, la marque en croissant ne m’était jamais apparue aussi distinctement, et si elle était sombre dans l’ensemble, une étoile de lumière en émanait.

Je finis par me décider à ranger la gemme, un peu honteux d’avoir joué ainsi avec un objet aussi sacré, comme s’il s’agissait d’un brimborion. Je pris le livre brun avec l’intention de lire quelques pages ; ma fièvre avait beau me sembler envolée j’étais cependant toujours très fatigué, et les tremblotements de la lumière du feu faisaient danser les caractères anciens et contournés du texte, brouillant rapidement ma vue, si bien que l’histoire que je lisais me paraissait par moments complètement dénuée de sens, et à d’autres faire allusion à mes propres soucis – voyages interminables, foules cruelles, cours d’eau souillés de sang. Je crus voir une autre fois apparaître le nom d’Aghia, mais en y regardant de plus près, il s’agissait en réalité du mot agira : « ainsi elle agira, sautant pour se déformer et se lover autour des colonnes de la carapace…»

La page me parut en même temps lumineuse et indéchiffrable, comme le reflet d’un miroir dans l’eau calme d’un étang. Je refermai le livre et le rangeai dans ma sabretache, sans même être bien sûr d’avoir lu à l’instant les mots que je croyais avoir lus. De fait, Aghia avait bien dû sauter du toit de la maison de Casdoé, et pour ce qui était de déformer les choses, elle s’y connaissait, ayant réussi à déformer l’exécution de son frère Agilus pour en faire un meurtre. La grande tortue dont le mythe raconte qu’elle soutient le monde, et qui n’est donc qu’une représentation de notre galaxie, sans les forces tourbillonnantes de laquelle nous ne serions qu’un vagabond solitaire dans l’espace, passe pour avoir révélé aux hommes, en des temps très anciens, la Loi universelle, perdue depuis, grâce à laquelle on était sûr de bien agir. Sa carapace figurait le dôme céleste, et son ventre, les plaines de tous les mondes. Quant aux colonnes de la carapace, elles étaient les armées du Théologoumène, terribles et éclatant de mille feux…