Je n’étais absolument pas sûr d’avoir lu tout cela, et lorsque j’essayai un moment plus tard de retrouver ce passage, j’en fus incapable. J’avais beau me dire que cette aberration n’était que le résultat de la fatigue, de la faim et du mauvais éclairage, je ne pus m’empêcher d’éprouver cette peur que je ressens à chaque fois que, dans ma vie, se produit quelque incident mineur de ce genre, qui semble m’annoncer les prémices de la folie. Et tandis que je gardais les yeux fixés sur le feu, il ne me semblait que trop possible, en tout cas plausible, qu’un jour, à la suite d’un coup reçu sur la tête ou même sans raison précise, mon imagination échangeât sa place avec ma raison – comme deux vieux amis se rencontrant tous les jours au même endroit dans un jardin public pourraient tout d’un coup décider de s’asseoir l’un sur le siège de l’autre, pour le seul plaisir de changer de place. Ce serait alors les fantômes de mon esprit qui auraient les apparences de la réalité, et je ne percevrais que de cette façon ténue dont nous contemplons d’ordinaire nos peurs et nos ambitions, les personnes et les choses du monde réel. Pour s’être manifestées en ce point de mon itinéraire, ces pensées doivent relever de la prescience ; je ne peux m’en excuser qu’en disant que tourmenté comme je le suis par mes souvenirs, j’ai souvent eu l’occasion de méditer de cette façon.
Un coup léger frappé à la porte mit fin à ma rêverie morbide. Je renfilai mes bottes à la hâte avant de crier d’entrer.
Quelqu’un prenant bien soin de rester hors de ma vue – mais j’étais à peu près sûr qu’il s’agissait du hetman –, poussa le battant de la porte. Une jeune femme entra, portant un plateau de cuivre chargé de plats. Ce n’est qu’une fois qu’elle l’eut posé que je me rendis compte de sa tenue : elle était entièrement nue, mis à part quelque chose que je pris tout d’abord pour des bijoux grossiers. C’est seulement lorsqu’elle s’inclina devant moi en portant les mains à la tête, selon la tradition septentrionale, que je vis que ce que j’avais pris pour des bracelets de métal luisant faiblement à ses poignets n’étaient en fait que des fers de prisonnier reliés par une longue chaîne.
« Votre souper, Grand Maître », murmura-t-elle ; puis elle recula vers la porte, qui s’était entre-temps refermée, jusqu’à ce que sa hanche s’aplatisse dessus. Elle essaya de soulever le loquet d’une main ; mais si l’on put entendre un faible bruit de raclement, il ne céda pas pour autant. Celui ou celle qui l’avait fait entrer maintenait sans aucun doute la porte fermée de l’extérieur.
« Voilà qui sent très bon, dis-je alors. Est-ce toi qui l’as préparé ?
— Oui, en partie. J’ai fait griller les poissons et cuire les gâteaux. »
Je me levai, et après avoir appuyé Terminus Est contre le grossier appareil de pierre du mur pour ne pas l’effrayer, m’avançai pour examiner le contenu des plats. Il y avait un caneton, tout découpé et grillé, le poisson dont elle avait parlé, les gâteaux (faits en réalité de farine de fléole des prés et contenant des palourdes émincées), des pommes de terre cuites sous la cendre, et une salade de champignons et de divers légumes.
« Pas de pain, remarquai-je, ni de miel ni de beurre. On en entendra parler.
— Nous espérions que les gâteaux pourraient peut-être faire l’affaire, Grand Maître.
— Je me doute bien que ce n’est pas de ta faute. »
La dernière femme que j’avais tenue dans mes bras était Cyriaque, et cela remontait à quelque temps, déjà. J’avais essayé de ne pas regarder la petite esclave, mais j’avais maintenant les yeux posés sur elle. Sa peau était presque de la même nuance que le plateau qu’elle avait apporté, et de longs cheveux noirs lui tombaient jusqu’à la taille qu’elle avait fine, chose rare chez les femmes autochtones. Son visage avait quelque chose de piquant et d’aigu qui n’était pas désagréable. Aghia, avec sa peau claire et ses taches de rousseur avait des joues beaucoup plus larges.
« Je vous remercie, Grand Maître. Je crois… qu’il veut que je reste ici pour vous servir pendant votre repas. Si vous ne voulez pas, il faut lui demander d’ouvrir la porte et de me laisser sortir.
— Je lui dis, fis-je en élevant la voix, de s’éloigner de la porte et de cesser d’épier notre conversation ! » Puis d’une voix normale : « Je suppose que tu parles de ton propriétaire ? Le hetman du village ?
— Oui, Zambdas.
— Et toi, comment t’appelles-tu ?
— Pia, Grand Maître.
— Et quel âge as-tu, Pia ? »
Elle me le dit, et je souris à l’idée qu’elle avait exactement le même que moi.
« Bon, maintenant, tu vas me servir, Pia ; je vais m’asseoir ici, près du feu, là où je me tenais lorsque tu es entrée, et tu m’apporteras les plats les uns après les autres. As-tu déjà servi à table auparavant ?
— Oh ! oui, Grand Maître, je sers à tous les repas.
— Alors, tu dois savoir comment t’y prendre. Par quoi me conseilles-tu de commencer ? Le poisson, peut-être ? »
Elle acquiesça.
« Eh bien, apporte-le-moi, avec le vin et quelques gâteaux. As-tu mangé toi-même ? »
Elle secoua la tête jusqu’à ce que sa chevelure noire se mette à danser. « Oh ! non, mais ce serait très mal de ma part de manger avec vous.
— Je remarque cependant que l’on peut te compter facilement les côtes…
— Je serais battue pour cela !
— Pas tant que je serai ici, en tout cas. Mais je ne veux pas te forcer. J’aimerais cependant m’assurer que l’on n’a rien glissé là-dedans que je n’aurais même pas donné à mon chien – si je l’avais encore. Le vin me semble tout désigné. Il doit être à la fois trop sucré et râpeux comme tous les vins régionaux. » Je remplis à moitié le gobelet de pierre et le lui tendis. « Bois ça, et si tu ne tombes pas en transe à mes pieds, j’y goûterai à mon tour. »
Elle eut quelque difficulté à l’avaler, mais finit par y arriver, et, des larmes plein les yeux, elle me rendit le gobelet. Je me servis à mon tour, et avalai une gorgée que je ne trouvai que trop conforme à mes prédictions. Il était infect.
Je la fis asseoir à mes côtés et lui donnai à manger l’un des poissons qu’elle avait elle-même fait frire dans l’huile. Quand elle eut terminé, j’en mangeai deux autres à mon tour. Ils se révélèrent être au vin ce que le visage charmant de la petite esclave était à la figure bouffie du hetman ; péchés du jour, de toute évidence, et dans des eaux beaucoup plus froides et pures que le magma boueux du cours inférieur du Gyoll, d’où venait le poisson que nous mangions d’ordinaire à la Citadelle.
« Est-ce que l’on enchaîne toujours les esclaves, ici ? » lui demandai-je tandis que nous nous partagions les gâteaux. « Ou bien t’es-tu montrée particulièrement indisciplinée, Pia ?
— J’appartiens au peuple du lac », me répondit-elle comme si cela répondait à la question – ce qui devait être le cas pour quelqu’un au fait de la situation locale.
« J’aurais pris ces villageois pour le peuple du lac », dis-je en faisant un geste vague, englobant le hetman, sa maison et le reste du pays.