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« Oh ! non, ici, c’est le peuple de la rive. Les nôtres vivent sur le lac, dans les îles. Mais il arrive parfois que le vent pousse nos îles près des villages, et Zambdas craint que si je vois mon île, je ne parte à la nage. La chaîne est lourde – regardez sa longueur – et je ne peux pas l’enlever. Son poids me ferait couler.

— À moins, bien entendu, de trouver un bon morceau de bois sur lequel la faire reposer et de nager avec seulement les jambes…»

Elle fit semblant de ne pas avoir entendu. « Voulez-vous un peu de canard, Grand Maître ?

— Oui, mais pas avant que tu n’en aies mangé toi-même. Et tout d’abord, je voudrais que tu me parles un peu de ces îles. J’ai cru comprendre que le vent pouvait les déplacer. Je dois avouer que c’est la première fois que j’entends parler d’îles à ce point sensibles au vent ! »

Pia ne pouvait s’empêcher de jeter des regards de convoitise au plat de canard, sûrement un mets raffiné dans ce coin perdu. « J’ai entendu dire qu’il y avait des îles qui ne bougeaient pas. Ce doit être très malcommode, j’imagine, mais je n’en ai jamais vu. Nos îles se déplacent d’un endroit à un autre, et nous accrochons parfois des voiles dans les arbres pour aller plus vite. Malheureusement elles ne remontent pas très bien au vent, car elles n’ont pas de quille comme un bateau, mais un fond impropre, comme un baquet ; c’est comme ça qu’il arrive qu’elles se retournent.

— J’aimerais bien voir tes îles un de ces jours, Pia. Et je veux aussi que tu y reviennes, comme tu as bien l’air d’en avoir envie. Il se trouve que j’ai une dette envers quelqu’un dont le nom ressemble au tien, et j’essayerai de la payer de cette manière avant de repartir d’ici. En attendant, tu ferais bien de prendre des forces en mangeant un peu de ce canard. »

Elle en prit une portion, et, après en avoir elle-même avalé quelques bouchées, se mit à en détacher de petits morceaux qu’elle me donna à manger. La viande était délicieuse, encore chaude au point d’être fumante, et relevée d’un parfum délicat, rappelant un peu le persil, peut-être dû à quelque plante aquatique dont se nourrissaient ces canards ; mais elle était aussi très riche, un peu grasse même, et lorsque j’eus dévoré l’essentiel de la cuisse, je me rafraîchis la bouche avec un peu de salade.

Il me semble que j’ai repris du canard, ensuite ; puis un mouvement dans les bûches du feu attira mon attention. Un fragment de bois incandescent s’était en effet détaché et était tombé dans la cendre, à travers la grille ; mais au lieu de perdre progressivement son éclat jusqu’à devenir tout noir, il parut se redresser, et se transformer en Roche ; oui, c’était bien Roche, dont la chevelure flamboyante était maintenant faite de flammes véritables, Roche qui tenait une torche comme il en avait l’habitude quand nous étions enfants et que nous allions nager dans la citerne sous la tour de la Cloche.

Je trouvai tellement extraordinaire de le voir ici réduit à la taille d’un micromorphe rougeoyant, que je me tournai vers Pia pour le lui montrer. Mais elle paraissait n’avoir rien remarqué ; en revanche, Drotte, pas plus grand que mon pouce, se tenait sur son épaule, à demi caché par son abondante chevelure noire. Lorsque je voulus lui dire ce qui se passait, je m’entendis parler dans une langue inconnue, faite de sifflements, de grognements et de claquements. Je n’en éprouvai aucune frayeur, simplement un sentiment d’émerveillement détaché. Je me rendais compte que les bruits que j’étais en train d’émettre n’étaient pas ceux d’un langage humain, et j’observai l’expression d’horreur croissante qui se peignait sur le visage de Pia comme j’aurai regardé quelque très vieux tableau dans la galerie de la Citadelle gardée par Roudessind. Il m’était cependant impossible de transformer ces bruits en mots, ou même de les arrêter. Pia se mit à crier.

La porte s’ouvrit en grand. J’avais presque oublié, depuis le temps qu’elle était fermée, qu’elle ne pouvait être verrouillée ; mais elle était désormais ouverte et deux personnages se tenaient à l’entrée de la pièce. Au moment où je les vis, il s’agissait bien d’hommes, quoique leurs figures aient été remplacées par deux morceaux de fourrure soyeuse, comme celle d’un dos de loutre, mais d’hommes tout de même. Un instant plus tard ils étaient devenus des plantes, de hautes tiges virides hérissées de feuilles aiguisées comme des rasoirs et formant ces angles bizarres caractéristiques de l’Averne. Des araignées, noires, molles et pleines de pattes s’y cachaient. Je tentai de me lever de mon siège, et elles sautèrent sur moi en traînant derrière elles des filets impalpables qui brillèrent à la lumière du feu. La dernière chose que je vis et dont je me souvienne fut le visage de Pia, les yeux grands ouverts, la bouche figée en un O d’horreur, puis un faucon au bec d’acier se pencha vers moi et arracha la Griffe de mon cou.

29

Le bateau du hetman

Après cela je me retrouvai enfermé dans le noir pendant toute la nuit et une partie de la matinée du lendemain, ce que je ne découvris que par la suite. L’endroit où j’avais été jeté avait beau être parfaitement obscur, il fut loin de me paraître ainsi au début : mes hallucinations n’avaient pas besoin de chandelles pour s’animer. Je crois bien me souvenir de toutes, puisque je n’oublie rien ; mais je n’irai pas t’ennuyer, toi mon suprême lecteur, avec le récit détaillé de mes fantasmes, sous prétexte que je peux les faire tous revenir à ma mémoire. Ce qui est moins facile est d’arriver à exprimer mes sentiments vis-à-vis d’eux.

J’aurais été très soulagé de pouvoir croire qu’ils émanaient tous de la drogue que j’avais avalée (et qui, comme je m’en doutais alors et en eus la confirmation plus tard, lorsque je pus en parler à ceux qui soignaient les blessés de l’armée de l’Autarque, n’était rien d’autre que les champignons coupés en lamelles et mélangés à la salade), tout comme les pensées et la personnalité de Thècle, par moments réconfortantes et à d’autres inquiétantes, avaient été contenues dans le fragment de sa chair mangé lors du banquet de Vodalus. Je savais cependant qu’il n’en allait pas ainsi, et que toutes les choses que je voyais, parfois amusantes, parfois horribles ou terrifiantes ou encore simplement grotesques, n’étaient que le produit de mon propre esprit. Ou de celui de Thècle, qui faisait maintenant intégralement partie du mien.

Ou mieux encore, comme je commençai de m’en rendre déjà compte dans les ténèbres en observant un défilé de femmes de la cour – des exultantes d’une taille extraordinaire avec quelque chose de la grâce rigide de porcelaines de grande valeur, leur peau saupoudrée de poussière de perles ou de diamants, et les yeux artificiellement agrandis (comme ceux de Thècle) par l’instillation d’infimes quantités de poison au cours de l’enfance –, des produits de cet esprit existant en tant que résultat de la combinaison du mien et de ce qui avait été le sien.

Le Sévérian d’autrefois, le petit apprenti, le jeune homme qui allait nager sous la tour de la Cloche, qui avait une fois manqué se noyer dans les eaux du Gyoll, l’enfant qui aimait à paresser dans la nécropole en ruine par les chaudes journées d’été, l’homme presque fait qui, au plus profond de son désespoir, avait procuré à Thècle le couteau volé, ce Sévérian-là n’était plus.

Non pas mort : pourquoi avait-il pensé que toute vie doit se terminer par la mort, et non pas autrement ? Non pas mort, mais évanoui comme s’évanouit la note de musique pour ne jamais réapparaître, lorsqu’elle se fond d’une manière absolue dans une mélodie improvisée. Ce jeune Sévérian-là avait haï la mort et, par la grâce de l’Incréé, grâce qui, en vérité (comme il est dit fort justement en de nombreux endroits), nous confond et nous détruit, n’était pas mort.