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Les femmes tournèrent leurs longs cous et inclinèrent la tête vers moi. L’ovale de leurs visages était parfait et d’une symétrie absolue, dépourvu d’expression et pourtant impudique ; je compris alors tout d’un coup qu’elles n’étaient pas – ou du moins n’étaient plus – les courtisanes du Manoir Absolu, mais celles, au sens moins noble, de la Maison turquoise.

La parade de ces femmes en même temps séduisantes et inhumaines se prolongea quelque temps, me sembla-t-il, et à chaque battement de mon cœur (dont j’avais conscience d’une manière singulière, et qui me donnait l’impression d’être un tambour cognant régulièrement dans ma cage thoracique), elles changeaient de rôle, sans que leur apparence en fût altérée en quoi que ce soit. De même qu’il m’est parfois arrivé de savoir, au cours d’un rêve, que tel personnage en était en réalité un autre auquel il ne ressemblait pourtant en rien, de même je savais qu’à un moment ces femmes étaient l’ornement le plus gracieux de la cour autarcique, et à un autre étaient vouées à être vendues pour la nuit contre une poignée d’orichalques.

Pendant toute cette hallucination – mais aussi bien avant cela et encore longtemps après –, j’éprouvai un vif inconfort. Les toiles d’araignée, qui se révélèrent progressivement n’être que de simples filets de pêche, m’emprisonnaient toujours ; mais on avait aussi pris la précaution de me ficeler avec une corde que l’on avait tellement serrée, que l’un de mes bras s’incrustait dans mes côtes, tandis que l’autre, replié contre ma figure, s’ankylosait de plus en plus. Au plus fort de l’effet de la drogue j’étais devenu incontinent, et mon pantalon, détrempé d’urine, était glacial et puant. Au fur et à mesure que les hallucinations perdaient de leur violence et que s’allongeaient les intervalles qui les séparaient, je prenais de plus en plus conscience de ce que ma situation avait de critique, et je commençais de redouter la suite des événements, lorsque je fus arraché au débarras sans fenêtre où l’on m’avait confiné. Je supposai qu’une estafette avait dû apprendre au hetman que je n’étais pas en réalité celui que je prétendais être, et sans doute aussi que je fuyais la justice de l’archonte ; j’avais la quasi-certitude qu’autrement, il ne se serait pas permis d’agir comme il avait fait. Étant donné les circonstances, j’en étais à me demander s’il me mettrait à mort lui-même (par noyade, me disais-je, en un tel endroit), me livrerait à quelque ethnarque local, ou me renverrait à Thrax. Je résolus de mettre moi-même fin à ma vie si jamais l’occasion s’offrait, mais cette éventualité paraissait tellement improbable que cela ne faisait qu’augmenter mon désespoir et mon envie de mourir.

La porte finit donc par s’ouvrir. La lumière, qui ne venait pourtant que d’une pièce faiblement éclairée de la maison aux murs épais, me parut tout d’abord aveuglante. Je fus tiré de mon coin par deux hommes qui me traitaient exactement comme un sac de farine. Ils portaient tous deux des barbes impressionnantes, et je supposai que c’étaient eux qui avaient fait leur apparition la veille, quand j’étais avec Pia, le visage transformé en peau de loutre par mes hallucinations. Ils me mirent finalement sur mes pieds, mais j’étais incapable de tenir debout tout seul, et ils durent me détacher et enlever le filet – le modeste filet qui m’avait capturé, là où celui infiniment plus dangereux de Typhon avait échoué. Lorsque je pus enfin rester debout tout seul, ils me donnèrent de l’eau et un morceau de poisson salé.

Le hetman fit son entrée peu après. Il avait beau prendre un air aussi important que celui qu’il devait affecter lorsqu’il présidait aux assemblées du village, il ne pouvait cependant pas empêcher sa voix de chevroter. Je n’arrivais pas à comprendre pour quelles raisons je l’effrayais encore, mais le fait est qu’il avait peur de moi. Puisque je n’avais rien à perdre et tout à y gagner, je commençai par lui ordonner de me libérer sur-le-champ.

« Cela, je ne peux pas le faire, Grand Maître, avoua-t-il. Je ne fais qu’obéir aux ordres.

— Puis-je demander qui a osé donner de tels ordres, et traiter ainsi un représentant de votre Autarque ? »

Il s’éclaircit la gorge. « J’ai reçu mes instructions du château. Un de mes pigeons voyageurs y a porté votre saphir, la nuit dernière, et un deuxième oiseau est arrivé ce matin, portant un message qui m’ordonne de vous y amener. »

Je crus tout d’abord qu’il voulait parler du château de l’Aiguille, où se trouvait le quartier général d’un escadron de dimarques, mais au bout d’un moment, je me rendis compte que nous étions à quatre bonnes dizaines de lieues au moins des fortifications de Thrax, au-delà de la montagne, et qu’il était bien peu probable qu’il ait voulu faire une allusion aussi précise. « De quel château voulez-vous parler ? lui demandai-je. Et vos instructions interdisent-elles que je me lave et qu’on nettoie mes vêtements avant que j’y sois présenté ?

— Je suppose que non », dit-il d’un ton hésitant. Puis, se tournant vers l’un de ses hommes : « Comment est le vent ? »

Le personnage barbu eut un mouvement d’épaule sans signification pour moi, mais qui parut constituer une réponse satisfaisante pour le hetman.

« Très bien, reprit-il. Nous ne pouvons vous rendre la liberté, mais nous ferons laver vos vêtements et vous donnerons à manger, si vous le désirez. » Au moment de quitter la pièce, il se retourna, avec sur le visage une expression contrite. « Vous comprenez, Grand Maître, le château est proche, tandis que l’Autarque est loin. Nous avons eu beaucoup de problèmes par le passé, mais nous vivons en paix maintenant. »

J’aurais bien voulu argumenter avec lui, mais il ne m’en laissa pas le loisir, et la porte se referma sur lui.

Pia, habillée d’un sarrau en loques, arriva un moment après. Je fus obligé de me soumettre à l’indignité d’être déshabillé et lavé par ses soins ; mais je pus en profiter pour lui murmurer quelques mots, et pour lui demander de veiller à ce que mon épée m’accompagne n’importe où l’on m’enverrait – car j’avais repris espoir et espérais maintenant m’en sortir par une confession au maître du mystérieux château, auquel je pourrais éventuellement proposer mes services. De même qu’elle n’avait pas eu l’air de faire attention quand je lui avais suggéré de s’évader en faisant porter sa chaîne par un morceau de bois, de même elle ne parut pas m’écouter à ce moment-là. Néanmoins, une veille plus tard, environ, alors que pour l’édification du village on m’emmenait en grande cérémonie jusqu’à un bateau, elle arriva en courant derrière notre procession, Terminus Est dans les bras. Le hetman avait vraisemblablement voulu conserver une arme d’une telle qualité, et commença de la réprimander ; mais je pus l’avertir, tandis que l’on me poussait à bord, que la première chose que je ferais, en arrivant au château, serait d’informer la personne qui me recevrait de l’existence de l’épée ; finalement, il céda.

L’embarcation était d’un modèle qui m’était totalement inconnu. Sa forme pouvait à la rigueur, rappeler celle d’un chébec, par sa poupe et sa proue effilées, son ventre renflé et ses plats-bords surplombant l’eau. Mais la coque de roseaux n’avait presque pas de profondeur. Il n’y avait guère de possibilité de planter un mât traditionnel au milieu des fagots de roseaux tressés et serrés, si bien qu’à la place se dressait un triangle de perches liées ensemble. La base étroite courait d’un plat-bord à l’autre ; les longs côtés isocèles soutenaient un bloc utilisé, tandis que le hetman et moi-même montions à bord, pour lever une vergue oblique qui traînait une voile de toile à larges rayures. Le hetman tenait lui-même mon épée, mais juste au moment où on larguait les amarres, Pia sauta dans le bateau, la chaîne dansant à ses poignets.