Il me sembla pendant un instant que sa tristesse s’atténuait légèrement, jusqu’à ce que je mentionne la fontaine, la manière dont l’eau s’évadait de son rebord craquelé en formant un ruisselet qu’un jardinier avait canalisé vers les arbres pour les irriguer, détrempant le sol tout autour ; ce fut comme si une étrange obscurité, surgie de nulle part, venait de se poser sur son visage, me rappelant ces affreuses choses noires qui nous avaient poursuivis, Jonas et moi, à travers le bois de cèdres.
Puis son regard me quitta, et au bout d’un moment, elle s’endormit pour de bon.
Je me levai aussi silencieusement que possible, déverrouillai la porte et descendis l’escalier tortueux. La patronne était toujours en train de s’activer dans la salle commune, bien qu’il n’y eût plus un seul client. Je lui expliquai que la jeune femme venue avec moi était malade, lui payai la location de la chambre pour plusieurs jours, et, après avoir promis de revenir et de payer tous les frais encourus, lui demandai d’aller jeter un coup d’œil de temps en temps, et de la nourrir si elle demandait à manger.
« Ah ! ce sera une bénédiction d’avoir quelqu’un qui dorme dans cette chambre, répondit l’hôtesse. Mais si votre petite amie est malade, croyez-vous que Le Canard sur son nid soit le meilleur endroit pour elle ? Ne vaudrait-il pas mieux l’emmener chez vous ?
— J’ai tout lieu de penser que c’est vivre chez moi qui l’a rendue malade. C’est pourquoi je ne veux pas risquer de faire empirer son état en la ramenant.
— Pauvre chérie ! » La femme secoua la tête. « Elle est tellement mignonne ; on dirait presque une enfant. Quel âge a-t-elle ? »
Je lui avouai l’ignorer.
« Eh bien, je lui rendrai visite et, si elle veut, je lui donnerai de la soupe. » Elle me regarda comme pour me faire comprendre qu’elle n’attendait que mon départ pour cela. « Mais je veux que vous sachiez bien qu’il n’est pas question que je la garde prisonnière pour votre compte. Elle pourra partir quand elle voudra. »
En sortant de la petite auberge, je voulus regagner la Vincula par le chemin le plus direct. Mais je fis l’erreur de croire que puisque la rue étroite où se trouvait Le Canard sur son nid courait presque en direction du sud, j’aurais plus vite fait de l’emprunter et d’aller traverser l’Acis plus bas, plutôt que de revenir sur mes pas afin de reprendre l’itinéraire par lequel Dorcas et moi étions arrivés, pour regagner le château de l’Aiguille.
Je fus trahi par les détours de la petite rue, comme j’aurais pu le prévoir si j’avais mieux connu la structure intime de Thrax. Car dans l’ensemble toutes ces rues tortueuses qui sinuent le long des falaises, même si elles se croisent, ne vont que vers le haut ou vers le bas. Si bien que si l’on veut gagner une maison accrochée en un point de la paroi depuis une autre, il faut, si elles ne sont pas situées côte à côte ou l’une au-dessus de l’autre, pratiquement toujours redescendre jusqu’à la zone centrale, près de la rivière, et remonter par la rue ou la ruelle qui la dessert. C’est ainsi que je ne tardai pas à me retrouver sur la rive est à la même hauteur que la Vincula sur la rive ouest, et que j’en étais plus loin que jamais.
Pour dire la vérité, cette découverte ne me déplut pas complètement. Du travail m’attendait à la bretèche, un travail que je n’avais aucune envie de faire pour l’instant, car j’avais l’esprit toujours préoccupé par le comportement de Dorcas. Ça me faisait du bien d’épuiser par la marche les frustrations que je ressentais, et je décidai de me plier aux voltes et virevoltes de la petite rue, dussé-je me rendre jusqu’à son sommet ; de là, j’aurais au moins la satisfaction de contempler la Vincula et le château de l’Aiguille sous un angle nouveau, et il me suffirait ensuite de montrer ma plaque de fonction à un poste de garde des fortifications pour me faire raccompagner jusqu’au Capulus, et de là, traverser l’Acis par en dessous.
Mais au bout d’une demi-veille d’efforts pénibles, je me retrouvai dans une impasse : la rue se terminait sur un à-pic d’une centaine de pieds de hauteur – elle se terminait peut-être bien avant, d’ailleurs, car j’avais dû emprunter, pour ces quelques dernières dizaines de pas, un sentier privé qui menait à la misérable cahute de boue et de joncs devant laquelle je me tenais maintenant.
Après m’être assuré qu’il n’y avait pas d’autre issue, ni aucun moyen de gagner le sommet de la falaise depuis l’endroit où je me trouvais, j’étais sur le point de revenir sur mes pas, fort déçu, lorsqu’un enfant se glissa hors de la cahute, et, s’avançant vers moi d’un pas oblique qui trahissait ses efforts pour vaincre sa peur, me tendit, du geste universel des mendiants, une petite main extrêmement sale, tout en me surveillant de son seul œil droit. Peut-être aurais-je ri de l’attitude à la fois timide et importune de cette pauvre petite créature si j’avais été de meilleure humeur ; je me contentai de laisser tomber quelques as dans la paume crasseuse.
Mon geste l’encouragea, et l’enfant trouva le courage de dire : « Ma sœur est malade, très malade, Sieur. » Au timbre de la voix, je décidai qu’il devait s’agir d’un garçon ; et comme il tournait son visage de face vers moi pour me parler, je pus constater qu’il avait l’œil gauche enflé et fermé par une infection. Des coulées de pus s’étaient durcies en concrétions jaunâtres sur sa joue. « Très, très malade, Sieur.
— Je vois, dis-je.
— Oh ! non, Sieur. Vous ne pouvez pas, pas d’ici. Mais si vous voulez, vous pouvez regarder par la porte, ça ne la gênera pas. »
Juste à ce moment-là, un homme, portant le tablier de cuir éraflé d’un maçon, lança : « Qu’est-ce qui se passe, Jader ? Qu’est-ce qu’il veut ? » Il était en train de gravir lourdement le chemin dans notre direction.
Comme on aurait pu s’y attendre, l’enfant, terrifié, garda le silence. C’est donc moi qui le rompis en disant : « J’étais en train de lui demander comment retourner vers la ville par le chemin le plus court. »
Le maçon ne répondit rien. Il s’arrêta à quatre pas de moi, croisant sur sa poitrine des bras qui paraissaient plus durs que les pierres qu’ils brisaient toute la journée. Colère et méfiance se lisaient sur son visage, sans que je puisse comprendre réellement pourquoi. Peut-être mon accent trahissait-il mon origine méridionale ; peut-être était-ce simplement la manière dont j’étais habillé, qui, même si elle n’avait rien de luxueux ou d’extravagant, indiquait sans conteste un rang social supérieur au sien.
« Suis-je sur un chemin privé ? Cet endroit vous appartient-il ? » demandai-je.
Toujours pas de réponse. Quoi qu’il ait pensé de moi, il était bien clair qu’à son avis il n’y avait pas de communication possible entre nous deux. Quand je lui adressais la parole, ce ne pouvait être que sur le mode dont les hommes s’adressent aux bêtes, même pas à des bêtes intelligentes : comme un conducteur d’attelage invectivant un couple de bœufs. De son côté, il percevait mes paroles comme un bruit fait par la gorge – comme lorsque les bêtes s’adressent aux hommes.
J’ai remarqué que l’on ne rencontre jamais dans les livres ce genre de situation sans issue ; les auteurs tiennent tellement à faire progresser leur histoire (si rudimentaire soit-elle, avançant comme ces charrettes dont les roues grincent constamment, tout cela pour se rendre dans un village poussiéreux et morne, où l’on ne retrouve ni le charme de la campagne ni les agréments de la ville), qu’ils évitent soigneusement de telles incompréhensions, de tels refus de négocier. L’assassin qui tient la pointe de son poignard contre le cou de sa victime s’empresse de raconter sa vie, aussi longtemps que le souhaite l’auteur – mais également la victime. Quant au couple emporté par la passion, il cherche lui aussi à reculer le moment où l’on porte le coup, peut-être plus que l’assassin.