« Nous leur répondîmes que nous n’avions jamais dévoré d’enfants et que nous n’avions nul besoin d’esclaves pour pêcher à notre place ; quant aux bêtes, où les aurions-nous fait paître ? Et ils durent très vite se rendre compte que ce n’était pas nous les coupables, car ils ne nous déclarèrent pas la guerre. Lorsque nos îles se rapprochaient de leurs rivages, nous entendions les femmes se lamenter dans la nuit.
« À cette époque, le jour qui suivait la pleine lune était traditionnellement jour de marché, pour ceux d’entre nous qui avaient besoin d’aller à terre, chercher du sel ou des couteaux. Le jour de marché suivant, nous comprîmes que le peuple du rivage savait où ses enfants étaient partis, ainsi que leurs bêtes, et ils murmuraient entre eux. Nous leur demandâmes alors pourquoi, puisqu’ils étaient si nombreux, ils n’allaient pas attaquer le château. Mais au lieu de cela, ils prirent nos enfants, et des hommes et des femmes de tous âges qu’ils enchaînèrent devant leurs portes afin que les leurs ne fussent pas enlevés – et certains allèrent même attacher leurs prisonniers aux portes du château. »
Je l’interrompis pour lui demander depuis combien d’années durait cette situation.
« Oh ! depuis très longtemps, puisque j’étais encore jeune homme, comme je vous l’ai dit. Parfois, les gens du rivage résistaient. Mais le plus souvent, ils ne faisaient rien. Par deux fois, des guerriers sont venus du Sud, envoyés par le peuple fier qui habite les grandes maisons de la rive méridionale. Nous eûmes la paix tant qu’ils furent ici, mais j’ignore ce qui s’est dit au château. Plus personne n’a vu le constructeur, du jour où son édification du château a été terminée. »
Il attendit que je lui réponde. J’éprouvais le sentiment – sentiment que j’ai souvent ressenti en parlant à des personnes âgées – qu’il y avait une différence fondamentale entre les mots qu’il prononçait et ceux que j’entendais : comme si son discours avait été truffé d’allusions, d’indices et d’implications aussi invisibles, pour moi, que sa respiration. Je me représentais le temps comme une sorte de fantôme blanc, qui se serait tenu entre nous, et dont les grandes manches traînantes auraient balayé l’essentiel de ce qui était dit avant que les mots ne parvinssent à mes oreilles. « Peut-être est-il mort ? finis-je par suggérer.
— Un géant diabolique vit maintenant au château, mais personne ne l’a vu. »
J’eus de la difficulté à réprimer un sourire. « On pourrait cependant penser que sa présence fait beaucoup pour empêcher les gens de la rive d’attaquer le château.
— Il y a cinq ans, ils l’ont assiégé, et ils étaient aussi nombreux autour que les alevins autour d’un cadavre. Ils ont brûlé le château et tué tous ceux qu’ils y ont trouvé.
— Ils continueraient donc à vous faire la guerre par simple habitude, alors ? »
Llibio secoua la tête. « Après la fonte des glaces, cette année, les gens du château sont revenus. Leurs mains étaient pleines de cadeaux – de beaux cadeaux –, et ils avaient cette arme étrange que vous avez retournée contre le hetman et ses hommes. Il y en a d’autres qui sont venus en même temps, mais nous, gens du lac, ne savons s’ils sont maîtres ou domestiques.
— Sont-ils venus du Nord ou du Sud ?
— Du ciel », répondit-il en montrant du doigt la voûte céleste, où la majesté du soleil faisait pâlir les étoiles. Je crus qu’il voulait simplement dire que ces derniers visiteurs étaient arrivés en atmoptères, et ne le questionnai pas davantage là-dessus.
Des habitants du lac arrivèrent tout au long de la journée. Nombreux étaient ceux qui venaient dans des embarcations identiques à celles qui avaient poursuivi le bateau du hetman, mais d’autres avaient mis leur île à la voile pour rejoindre celle de Llibio, et nous nous retrouvâmes bientôt sur un véritable continent flottant. Personne ne me demanda directement, à aucun moment, de les mener à l’assaut du château. Mais au fur et à mesure que la journée avançait, je sus que c’était ce qu’ils attendaient de moi – ils comprirent, pour leur part, que j’étais prêt à le faire. Si j’en crois les livres, ce genre de choses ne se produit pas sans d’énergiques discours de part et d’autre ; mais elles se passent souvent autrement dans la réalité. Ils admiraient ma taille et mon épée, et Pia leur avait dit que j’étais le représentant de l’Autarque, qui m’avait envoyé pour les libérer. « Bien que ce soit nous qui souffrons le plus de cet état de fait, m’avait aussi dit Llibio, le peuple du rivage s’est montré capable de s’emparer du château. Il est plus puissant que nous dans la guerre, mais tout n’a pas été reconstruit de ce qu’ils ont fait brûler, et ils n’avaient pas de chef venu du Sud pour les commander. » Je lui posai des questions, ainsi qu’à ses compagnons, sur le terrain qui entourait le château, et leur dis que nous attendrions la nuit pour attaquer afin que les sentinelles sur les remparts ne soupçonnent pas notre approche. Je me dis aussi, à part moi, que l’obscurité rendrait les tirs par les armes à énergie beaucoup plus incertains ; car pour que le maître du château ait donné les balles explosives au hetman, il fallait qu’il disposât lui-même d’armes bien plus efficaces.
Finalement, lorsque nous mîmes à la voile, je me trouvai à la tête d’une centaine de guerriers ; la plupart d’entre eux, cependant, n’étaient armés que de lances dont l’extrémité était taillée dans une omoplate de phoque, de pachos ou de couteaux. Ce me serait une grande satisfaction d’amour-propre de pouvoir dire maintenant que j’avais accepté de conduire cette petite armée parce que je m’étais senti responsable d’eux et que j’avais éprouvé de la sympathie pour leurs malheurs : mais ce serait faux. Ce n’est pas non plus parce que je craignais pour mon sort, au cas où j’aurais refusé, bien que soupçonnant qu’à moins de m’y prendre avec beaucoup de diplomatie, en invoquant des raisons tactiques pour retarder l’attaque ou en trouvant quelque avantage pour les insulaires à ne pas se lancer dans cette entreprise, j’aurais pu avoir des moments difficiles à passer.
La vérité était que je me sentais poussé à agir de façon encore plus impérative qu’eux. Llibio portait autour du cou un poisson sculpté dans une dent ; lorsque je lui demandai ce qu’il représentait, il me répondit qu’il s’agissait d’Oannès, et il le couvrit de la main pour qu’il ne soit pas profané par un regard impie. Car il savait bien que je ne croyais pas en Oannès, qui devait être le dieu-poisson de ce peuple lacustre.
Je n’y croyais pas, mais j’avais néanmoins l’impression de savoir tout ce qu’il y avait d’important sur Oannès ; par exemple qu’il vivait dans les eaux les plus noires du lac, mais qu’on l’apercevait sautant dans les vagues les jours de tempête ; qu’il était le berger des abysses, celui qui remplissait les filets des insulaires, et que les meurtriers devaient redouter de s’aventurer sur l’eau, par crainte de le voir apparaître, avec ses yeux grands comme des lunes jumelles, et renverser leur embarcation.
Je ne croyais pas en Oannès, et je n’en avais pas peur. Mais, en revanche, je croyais savoir quand il apparaissait – sachant qu’il existe un pouvoir universel dont tous les autres ne sont que les ombres. Et je savais également qu’en dernière analyse, la conception que je me faisais de ce pouvoir était aussi risible (ou sérieuse) que celle que Llibio se faisait d’Oannès. Je savais enfin que la Griffe lui appartenait, et j’avais l’impression de n’avoir cette certitude que vis-à-vis de la Griffe, et de la Griffe seule, parmi tous les autels et tous les objets sacerdotaux du monde. Je l’avais bien souvent tenue dans mes mains, je l’avais brandie au-dessus de ma tête dans la Vincula, j’avais touché le front du uhlan avec elle, ainsi que celui de la fillette malade dans la misérable cahute de Thrax. J’avais possédé l’infini et exercé une parcelle de son pouvoir. Je n’étais plus tout à fait aussi sûr que je la rendrais docilement aux pèlerines, si jamais je finissais par les retrouver, mais j’étais au contraire bien convaincu que je ne l’abandonnerais jamais à quelqu’un sans offrir la résistance la plus énergique.