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Qui plus est, il me semblait que pour une raison ou une autre, j’avais été choisi pour détenir ce pouvoir, ne serait-ce qu’un bref moment. C’est mon irresponsabilité – lorsque j’avais permis à Aghia de lancer un défi à une autre voiture et de s’engager dans une course stupide – qui l’avait fait perdre par les pèlerines ; j’avais donc le devoir d’en prendre soin, de l’utiliser, voire de la leur rendre ; le devoir, en tout cas, de l’arracher maintenant aux mains, monstrueuses d’après ce que j’en avais appris, qui la détenaient à l’heure actuelle, par ma négligence.

Je n’avais pas l’intention, lorsque j’ai entrepris ce récit de ma vie, de révéler aucun des secrets de notre guilde, de ceux que m’avaient transmis maître Palémon et maître Gurloes lors de la fête de Katharine la Bienheureuse, juste avant que je sois élevé au grade de compagnon. Je vais cependant en trahir un, car ce que je fis cette nuit-là sur le lac Diuturna serait incompréhensible si on ne le connaissait pas. Ce secret dit que nous autres, bourreaux, nous obéissons : c’est tout. Dans l’ordre immense du corps politique, dans cette pyramide de vies qui s’élève immensément plus haut que la tour de la Cloche, que le mur de Nessus ou même que le mont Typhon, dans cette pyramide qui va du trône du Phénix de l’Autarque au plus misérable grouillot du plus voleur des commerçants, une créature bien en dessous du mendiant le plus démuni, nous et nous seuls sommes l’unique pierre saine. Personne n’obéit vraiment s’il n’est pas capable de commettre l’impensable par obéissance ; et personne, à part nous, ne commet l’impensable.

Comment aurais-je pu refuser à l’Incréé ce que j’avais librement donné à l’Autarque, lorsque j’avais décapité Katharine ?

32

En route pour le château

Les îles qui restaient s’étaient maintenant écartées les unes des autres, et en dépit des bateaux, qui, les voiles gonflées à craquer, circulaient entre elles, je ne pouvais pas m’empêcher d’éprouver le sentiment que nous étions immobiles sous les nuages en train de glisser dans le ciel, et que notre mouvement n’était que l’ultime illusion d’une terre en train de sombrer.

Un certain nombre d’îles flottantes étaient restées en arrière, afin de servir de refuge aux femmes et aux enfants. Une demi-douzaine seulement avaient été choisies pour l’expédition, et je me tenais sur le point culminant de celle de Llibio, qui était également la plus grande de toutes. En dehors du vieillard et de moi-même, elle emportait sept guerriers. Les autres îles en avaient entre quatre et cinq chacune. Mais en plus des îles, nous disposions d’une trentaine de bateaux avec deux ou trois hommes à bord.

Je n’essayai pas de me convaincre que cette centaine d’hommes, armés de couteaux et de harpons, constituaient une force bien formidable ; une poignée des dimarques d’Abdiesus les aurait dispersés comme le vent d’automne emporte les feuilles. Mais c’était les hommes qui me suivaient, et conduire des hommes au combat engendre des sentiments qui ne peuvent se comparer à rien.

Il n’y avait pas une seule lumière sur les eaux du lac, en dehors du reflet verdâtre issu des myriades de feuilles des forêts géantes de la lune, à cinquante mille lieues d’ici. J’avais l’impression de naviguer sur une mer d’acier poli et huilé. Le vent n’était pas assez fort pour soulever de l’écume, mais il creusait une houle longue, se déplaçant majestueusement, comme des collines de métal.

Un nuage plus gros que les autres vint obscurcir la lune, et je me demandai un instant si les hommes du lac n’allaient pas perdre leurs repères dans l’obscurité. Mais on aurait pu être en plein midi, à les voir manœuvrer leurs embarcations et les îles avec tant de dextérité. Malgré la proximité fréquente des bateaux et des îles, jamais je n’eus l’impression à aucun moment que la petite escadre courait le moindre risque de collision.

Un tel déplacement, à la lumière de la lune et des étoiles, ou bien dans l’obscurité des nuages, au sein de mon propre archipel, avec comme seul bruit le murmure du vent et le battement des avirons plongeant dans l’eau avec une régularité d’horloge, sans autre mouvement perceptible qu’une modeste houle, un tel déplacement donc aurait pu être apaisant, voire soporifique, car j’étais encore fatigué en dépit du petit somme que je m’étais accordé avant notre départ. Mais le petit air frais de la nuit et surtout la pensée de notre destination me gardaient alerte.

Ni Llibio ni aucun autre insulaire n’avaient été en mesure de me fournir autre chose que les informations les plus vagues sur l’intérieur du château que nous voulions prendre d’assaut. Il y avait un bâtiment principal et un mur d’enceinte. Ce bâtiment principal était-il un véritable donjon – c’est-à-dire une tour fortifiée, suffisamment haute pour voir par-dessus le mur –, je n’en avais pas la moindre idée. Pas plus que je ne savais s’il existait d’autres bâtiments en dehors de celui-ci, une barbacane par exemple, si le mur d’enceinte était renforcé d’échauguettes, de poivrières ou de tours d’angle, ou si ses défenseurs étaient nombreux. Construite en deux ou trois ans par la main-d’œuvre locale, d’après ce que j’avais compris, cette place forte ne pouvait pas être aussi formidable que, disons, le château de l’Aiguille ; mais une forteresse qui n’aurait fait qu’un quart de la puissance de ce dernier aurait été imprenable pour nous.

J’étais aussi extrêmement conscient de mon incompétence à conduire une expédition de ce genre. Je n’avais jamais participé à la moindre bataille – ni même assisté de loin à une seule. Mes connaissances en architecture militaire venaient de mon éducation dans la Citadelle, et de ce que j’avais vu (sans m’y intéresser particulièrement) des fortifications de Thrax. Quant à ce que je savais, ou croyais savoir, de la stratégie militaire, je l’avais glané au hasard de lectures distraites. Je me souvins que lorsque j’étais petit garçon, nous jouions entre apprentis à nous tendre des embuscades dans la nécropole, armés d’épées de bois – et cette seule idée me rendit malade ou presque. Non pas tant parce que je craignais pour ma propre vie, mais parce que je savais que la moindre de mes erreurs pouvait entraîner la mort de dizaines d’hommes, ces hommes ignorants mais simples et innocents, qui attendaient que je les guide.

La lune fit une brève réapparition, et je vis passer devant elle les silhouettes noires d’un vol de cigognes. À l’horizon, on devinait la ligne de la côte, un trait de nuit plus dense. Puis une nouvelle masse nuageuse vint à nouveau assombrir le paysage, et une goutte d’eau tomba sur ma figure. Elle me fit me sentir joyeux sans que je sache pourquoi – sans doute m’avait-elle inconsciemment rappelé cette nuit d’orage où j’avais tenu l’alzabo en respect. Peut-être aussi me rappelait-elle les eaux glacées qui tombaient en pluie de l’entrée de la caverne des hommes-singes.

Mais en dehors des associations fortuites, cette pluie pouvait être pour nous une bénédiction. Nous n’avions pas d’arc, et si la corde de ceux de nos adversaires se détendait, eh bien, tant mieux. En outre, l’emploi de balles d’énergie semblables à celles qu’avait lancées le hetman devenait impossible. Et finalement, la pluie ne pourrait que favoriser une attaque par surprise, et j’étais convaincu depuis le début que la surprise était notre seule voie de succès.