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Je franchis le lourd portail du mur d’enceinte, que le Dr Talos referma derrière moi, non sans assujettir ensuite une barre de fer.

« Il n’y a pas grand-chose à dire, répondis-je. Nous pourrions cependant commencer en parlant d’une pierre fort précieuse qui m’a été arrachée de force, et qui, d’après mes informations, vous aurait été envoyée. »

Tout en parlant, je ne pouvais pas m’empêcher de sentir mon attention attirée par la masse énorme du vaisseau des hiérodules, qui me surplombait directement depuis que j’avais franchi le mur d’enceinte. Lever les yeux sur lui me perturbait de la même façon que parfois lorsque je regarde à travers une loupe à double foyer ; le dessous convexe de ce vaisseau avait quelque chose d’étranger non seulement au monde des êtres humains, mais également au monde visible en général.

« Oh ! oui, dit le Dr Talos, Baldanders a votre babiole, je crois bien. Ou plutôt il l’avait, mais il a dû la ranger quelque part. Je suis persuadé qu’il vous la rendra. »

De l’intérieur de la tour ronde qui semblait (mais semblait seulement, sans doute car la chose paraissait impossible) soutenir le vaisseau céleste, nous parvint, atténué par l’épaisseur des murs, un cri terrible et solitaire qui aurait pu être le hurlement d’un loup. Je n’avais rien entendu de semblable depuis que j’avais quitté la tour Matachine, mais je savais de quoi il s’agissait, et dis au Dr Talos : « Vous avez donc des prisonniers, ici ? » Il acquiesça. « En effet. Je crains bien d’avoir été trop occupé aujourd’hui pour nourrir ces pauvres créatures. » Et, montrant vaguement du geste le vaisseau au-dessus de nos têtes, il ajouta : « Vous ne voyez pas d’inconvénient à rencontrer des cacogènes, Sévérian ? Si vous tenez à voir Baldanders pour lui demander votre bijou, j’ai peur que vous n’ayez pas le choix. Il est en train de leur parler. »

Je répondis n’avoir aucune objection, mais je crois bien avoir frissonné intérieurement en lui répondant.

Le docteur sourit, et je vis au-dessus de sa barbe flamboyante la ligne de ses dents blanches et aiguës, dont je me souvenais fort bien. « C’est merveilleux. Vous avez d’ailleurs toujours fait preuve d’une merveilleuse absence de préjugés. Si j’ose dire, l’enseignement que vous avez reçu vous a appris à prendre les choses comme elles venaient. »

33

Ossipago, Barbatus et Famulimus

Comme c’est presque de rigueur dans ce genre de tour forte, l’entrée n’est pas au niveau du sol. Un escalier droit, étroit et raide, sans rambarde, conduisait à une porte également étroite, à dix coudées environ au-dessus du niveau de la cour. Cette porte était déjà ouverte, et je remarquai avec une grande satisfaction que le Dr Talos ne la refermait pas derrière nous. Nous traversâmes un petit corridor qui représentait en réalité, sans aucun doute, l’épaisseur du mur de la tour, pour déboucher finalement dans une pièce qui me parut occuper tout le volume disponible à ce niveau. Toutes les pièces que je pus voir dans cette tour me firent d’ailleurs la même impression. Cette salle était remplie de machines qui me parurent au moins aussi anciennes que celles que nous avions chez nous, dans la tour Matachine, à ceci près que je n’avais aucune idée de l’usage que l’on pouvait en faire. Sur l’un des côtés se trouvait un autre escalier étroit montant jusqu’à l’étage supérieur, et, à l’opposé, un trou noir où je distinguai les premières marches devant conduire dans le sous-sol ; c’était là que devait être confiné le prisonnier qui hurlait, car j’entendis sa voix monter de la bouche d’ombre.

« Le malheureux est devenu fou », dis-je en indiquant de la tête l’origine des cris.

Le Dr Talos acquiesça. « Comme la plupart des prisonniers. La plupart, du moins, de ceux que j’ai examinés. Je leur ai administré une décoction d’hellébore, mais je ne peux pas dire qu’elle ait eu beaucoup d’effet.

— Nous avions des clients comme celui-ci, au troisième niveau de nos oubliettes : légalement, nous étions obligés de les garder. Ils nous avaient été confiés, voyez-vous, et plus personne ne pouvait ordonner qu’ils fussent relâchés. »

Le docteur me conduisait vers l’escalier du fond. « Je comprends que votre situation devait être difficile.

— Ils finissaient par mourir, insistai-je. Soit à cause des effets secondaires des tortures qu’ils avaient subies, soit pour une tout autre raison. Cela n’avait aucun sens de les garder ainsi prisonniers.

— Je veux bien vous croire. Faites attention à cet appareil, là, avec le crochet ; il essaie de s’emparer de votre cape.

— Dans ce cas, pourquoi le gardez-vous ? Cette prison n’a aucune existence légale, au sens où la nôtre en avait une, bien certainement.

— Pour les pièces détachées, si je puis dire. C’est à cela que sert tout ce bazar accumulé par Baldanders. » Un pied sur la première marche, le Dr Talos se tourna vers moi et reprit : « Surveillez vos manières, maintenant. Ils n’aiment pas être traités de cacogènes, voyez-vous. Adressez-leur la parole en employant le nom sous lequel ils se présenteront, et surtout, ne faites aucune allusion à des choses visqueuses. En fait, il vaut mieux éviter de parler de choses déplaisantes. Le pauvre Baldanders a tellement travaillé pour se raccommoder avec eux, depuis qu’il a perdu la tête, après la représentation au Manoir Absolu. Il serait effondré si vous anéantissiez tous ses efforts aujourd’hui, juste avant leur départ. »

Je promis de faire preuve d’autant de diplomatie que je le pourrais.

Le vaisseau étant posé au sommet de la tour, je m’étais imaginé que Baldanders et ses maîtres se trouveraient dans la salle du dernier étage. Je me trompais. J’entendis un murmure de voix, alors que nous approchions du deuxième niveau, puis la voix grave du géant, qui me fit l’effet, familier pour l’avoir déjà remarqué lorsque nous voyagions ensemble, d’un mur lézardé qui finit par s’écrouler au loin.

Cette salle contenait également des machines. Mais, contrairement à celles que j’avais vues en bas, ces dernières donnaient l’impression, malgré un âge équivalent, d’être en état de fonctionner. Qui plus est, elles avaient l’air d’être disposées selon un plan logique comme si elles avaient des relations entre elles ; mais comme les engins que j’avais vus dans le bâtiment circulaire de Typhon, elles m’étaient totalement incompréhensibles. Baldanders et ses hôtes se trouvaient dans le coin le plus éloigné de la pièce, et sa tête, trois fois plus grosse que celle d’un homme ordinaire, dépassait du fouillis de métal et de cristal comme celle d’un tyrannosaure des plus hautes branches de la forêt. Tandis que je me dirigeais vers le groupe, je passai près de ce qui restait d’une jeune femme d’un type proche de celui de Pia – elle aurait pu être sa sœur. Elle était étendue, l’abdomen grand ouvert, sous une espèce de cloche aux reflets chatoyants. L’incision semblait avoir été pratiquée avec une lame extrêmement effilée, et une partie de ses viscères, disposés autour d’elle, donnait des signes d’un début de décomposition. Ses lèvres, cependant, bougeaient. Ses yeux s’ouvrirent quand je fus à sa hauteur, puis se refermèrent aussitôt.

« De la compagnie ! » lança le Dr Talos. « Vous ne devinerez jamais qui est là ce soir…»

La tête du géant tourna lentement, mais lorsqu’il me vit, son regard me parut tout aussi dénué de compréhension que lorsque le Dr Talos l’avait réveillé à coups de canne, dans l’auberge de Nessus.

« Vous connaissez déjà Baldanders », continua le docteur, en s’adressant à moi, « permettez-moi de vous présenter à nos invités. »

Trois hommes, ou du moins trois êtres ayant une apparence humaine, se levèrent d’un geste gracieux. Le premier, s’il avait été véritablement un homme aurait eu une silhouette courte et trapue. Les deux autres mesuraient une bonne tête de plus que moi, et avaient une taille d’exultant. Tous trois portaient des masques leur faisant un visage d’homme mûr, raffiné, prudent et réfléchi. Mais je me rendais bien compte que les yeux qui me regardaient par les fentes des masques des deux grands hiérodules étaient beaucoup plus grands que des yeux humains, et que le personnage trapu n’avait pas d’yeux du tout, mais deux trous d’ombre à la place. Tous trois portaient une ample robe blanche.