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— Ce que tant de sages ont soupçonné est donc vrai ! Nous sommes guidés. Vous nous surveillez, et au cours des âges qui forment notre histoire, des périodes de temps qui doivent vous sembler de simples jours, vous nous avez arrachés à la sauvagerie…» Dans mon enthousiasme, je sortis de ma sabre-tache le petit livre brun, encore humide du bain forcé qu’il avait pris avec moi un peu plus tôt, en dépit de la soie huilée dans laquelle je le roulais toujours. « Tenez, permettez que je vous lise ce qui est écrit ici : “L’homme, qui n’est pas sage, est néanmoins l’objet de la sagesse. Si la sagesse estime qu’il constitue pour elle un objet convenable, est-il sage de prendre sa folie à la légère ?” Ou quelque chose comme ça.

— Vous vous fourvoyez complètement, répondit Barbatus. Vos siècles sont des millénaires pour nous. Mon ami et moi-même nous nous occupons de votre race depuis moins de temps que n’a déjà duré votre vie. »

Baldanders intervint enfin. « Ces choses ne vivent qu’une vingtaine d’années, comme les chiens. » Son ton était plus éloquent que ses paroles ; chaque mot tombait comme une pierre dans une profonde citerne.

« Ce n’est pas possible, dis-je.

— Vous êtes l’œuvre à laquelle nous consacrons notre existence, expliqua Famulimus. Cet homme que vous appelez Baldanders ne vit que pour apprendre. Nous veillons à ce qu’il accumule les connaissances passées – des faits concrets comme des graines, qui lui donneront le pouvoir. Le moment venu, il mourra des mains de ceux qui n’engrangent pas, mais sa mort vous aura donné un léger avantage. Pensez à un arbre qui fracture un rocher. Il accumule de l’eau et la chaleur du soleil, mère de toute vie… ainsi que tout ce qui est indispensable à la vie, pour lui-même. Son temps écoulé, il meurt, et sa décomposition enrichit la terre que ses racines ont créée à partir de la pierre. Lorsque son ombre n’est plus, de jeunes pousses apparaissent ; et avec le temps, c’est toute une forêt qui croît à l’endroit où il a vécu. »

Le Dr Talos émergea à ce moment-là de l’escalier, en applaudissant avec une solennité moqueuse.

« C’est donc pour cela que vous avez laissé ces machines ici ? » demandai-je. Tout en parlant, j’avais une conscience aiguë des marmonnements en provenance de la cloche de verre sous laquelle se trouvait la femme éviscérée, quelque part derrière moi. C’était pourtant une plainte qui, il y a peu de temps encore, n’aurait pas le moins du monde ému Sévérian le bourreau.

Ce fut Barbatus qui me répondit. « Non. Celles-ci ont été trouvées ou construites pour lui. Famulimus a dit qu’il voulait apprendre ; nous veillons à ce qu’il en soit ainsi, mais nous ne l’enseignons pas. Pas plus que nous n’enseignons quiconque, d’ailleurs. Nous nous contentons de faire le commerce d’appareils trop complexes pour être reproduits par votre peuple. »

Le Dr Talos ne put s’empêcher de lancer : « Ces monstruosités, ces horreurs, ne nous apportent rien. Vous les avez vues, et vous savez ce qu’elles sont. Lorsque mon pauvre malade, pris d’une crise de démence, se rua sur elles dans les jardins du Manoir Absolu, elles ont bien failli me le tuer avec leurs pistolets. »

Sur son immense chaise, le géant changea de position. « Vous ne devriez pas feindre ainsi la commisération, docteur. Cela vous va fort mal. Jouer à l’imbécile, pendant qu’ils regardaient !…» Ses vastes épaules se soulevèrent et retombèrent. « Je n’aurais pas dû m’emporter de cette manière. Ils ont maintenant accepté d’oublier.

— Comme vous le savez très bien, nous aurions pu facilement tuer votre créateur, cette nuit-là, intervint Barbatus. Nous nous sommes contentés de le brûler suffisamment pour détourner ses assauts. »

Je me souvins à ce moment-là de ce que m’avait dit Baldanders, lorsque notre groupe s’était séparé, à la croisée des chemins de la forêt, au-delà des jardins de l’Autarque : qu’il était le maître du docteur. Sans même prendre le temps de réfléchir à ce que je faisais, je saisis la main de l’homme à la tête vulpine. Sa peau me parut tout aussi tiède et vivante que la mienne, mais étonnamment sèche. Au bout d’un instant, il s’arracha à ma prise.

« Qu’êtes-vous donc ? » lui demandai-je, et comme il ne répondait pas, je me tournai vers les créatures qui se faisaient appeler Famulimus et Barbatus. « J’ai rencontré une fois, Sieur, un homme qui n’était fait qu’en partie de chair humaine…» Tous deux regardèrent vers le géant au lieu de répliquer ; j’avais beau savoir que leurs visages n’étaient que des masques, je pouvais sentir la force de leur exigence.

« Un homoncule », dit enfin Baldanders de sa voix grondante.

34

Masques

La pluie se mit à tomber à ce moment-là ; une pluie froide, qui frappait la pierre grise et grossière du château de ses millions de poings glacés. Je m’assis, serrant Terminus Est entre mes genoux pour les empêcher de trembler.

« J’en étais déjà arrivé à la conclusion, dis-je avec autant de sang-froid et de calme qu’il m’était possible, que lorsque les insulaires m’avaient parlé d’un petit homme qui aurait payé pour la construction de cet endroit, ils faisaient allusion au docteur. Mais ils disaient également que vous, le géant, étiez venu plus tard.

— C’était moi, le petit homme ; et c’est le docteur qui est venu par la suite. »

Je vis apparaître un instant à la fenêtre la tête cauchemardesque et ruisselante d’un cacogène ; elle s’évanouit sans que j’aie pu remarquer si elle transmettait quelque message à Ossipago. Si c’était le cas, cela s’était fait silencieusement. Toujours sans se retourner, Ossipago parla. « La croissance a ses inconvénients, quoique pour votre espèce ce soit la seule méthode pour retrouver la jeunesse. »

Le Dr Talos bondit sur ses pieds. « Nous les vaincrons ! Il s’est lui-même placé entre mes mains.

— J’ai été obligé, expliqua Baldanders. Il n’y avait personne d’autre, et j’ai dû créer moi-même mon propre médecin. »

J’essayais toujours de retrouver mon équilibre mental, en les considérant l’un après l’autre, mais sans déceler le moindre changement dans l’apparence ou dans le comportement de Talos et Baldanders. « Mais il vous battait, dis-je. Je l’ai vu faire.

— Je vous ai involontairement entendu, une fois, alors que vous étiez en train de vous confier à la petite femme aux cheveux clairs. Vous avez contribué à la destruction d’une autre femme, que vous aimiez. Et cependant, vous étiez son esclave.

— Je dois l’aider à grandir, vous comprenez, me dit le Dr Talos. Il lui faut s’entraîner, et c’est en cela que je lui suis utile. J’ai entendu dire que l’Autarque – dont la bonne santé fait le bonheur de ses sujets – possède un isochrone dans sa chambre à coucher, cadeau d’un autre autarque d’au-delà des limites du monde.

« Peut-être est-ce le maître de ces excellences ici présentes. Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, il craint de se retrouver avec une dague sous la gorge, et ne permet à personne de l’approcher lorsqu’il dort. Cet appareil lui donne les veilles de la nuit ; et quand le jour arrive, il le réveille. Comment peut-il, lui qui est le maître de la Communauté, permettre que son sommeil soit interrompu par une simple machine ? Comme Baldanders vous l’a dit, il m’a créé pour que je devienne son médecin. Voilà maintenant quelque temps que vous me connaissez, Sévérian. Diriez-vous que la fausse modestie, cet infâme défaut, soit une de mes caractéristiques ? »

Je réussis à sourire tout en secouant la tête.

« Je dois donc vous avouer que je ne suis nullement responsable de ce que j’ai de qualités. Très sagement, Baldanders m’a donné toutes celles qu’il n’avait pas, afin que je puisse compenser ses propres carences. Je n’aime pas l’argent, par exemple ; c’est une excellente chose pour un malade, quand il dépend d’un médecin personnel. Et je suis loyal envers mes amis, dont il est le premier.