« Vous l’avez donc trouvée, dit Baldanders de sa voix traînante et grave. J’aurais dû l’arrêter. Maintenant je ne peux pas vous voir, mais vous ne me voyez pas non plus. »
Je gardai le silence, sachant qu’il attendait, un moellon à la main, prêt à le lancer en suivant le son de ma voix. Après environ une douzaine de respirations, je me mis à me rapprocher de lui aussi silencieusement que je le pouvais. J’avais la certitude qu’en dépit de toute son habileté, il ne pouvait pas se déplacer sans que je l’entendisse. À peine avais-je fait quatre pas, qu’une pierre vint s’écraser juste derrière moi, et je l’entendis arracher un nouveau moellon au mur.
Mais c’était une pierre de trop. Il y eut un grondement assourdissant, et je compris que tout un pan de mur, au-dessus de la fenêtre sans doute, venait de s’écrouler. J’espérai un instant qu’il y aurait laissé la vie ; mais le brouillard s’éclaircit soudain, s’engouffrant dans la brèche importante ouverte dans le mur, pour aller se dissiper à l’extérieur, dans la nuit pluvieuse. Baldanders se tenait à côté du trou.
Sans doute avait-il lâché la pierre qu’il tenait au moment où le mur s’était effondré, car il avait les mains vides. Je me ruai sur lui, espérant l’attaquer avant qu’il s’aperçoive de ma présence. Mais une fois de plus, il fut plus rapide. Je le vis assurer une prise sur ce qui restait du mur, et se lancer à l’extérieur ; le temps que je sois sur place, il était déjà à quelque distance plus bas. Ce qu’il venait d’accomplir paraissait impossible ; mais en examinant de plus près les parties de la maçonnerie qu’éclairait la lumière venue de la pièce où je me trouvais, je vis que les pierres n’étaient qu’à peine dégrossies et posées sans mortier, ce qui ménageait souvent des crevasses assez grandes entre elles ; en outre, le mur présentait une légère inclinaison vers l’intérieur.
L’idée de remettre Terminus Est dans son fourreau et de le suivre me traversa un instant l’esprit, mais j’aurais été excessivement vulnérable, dans ce cas, car Baldanders avait toutes les chances d’arriver au sol bien avant moi. De toutes mes forces, je jetai sur lui le coffret, mais je le perdis bientôt de vue dans la pluie et l’obscurité. N’ayant pas le choix, je retournai à tâtons vers l’escalier, et je descendis jusqu’au niveau par lequel j’avais pénétré dans la tour.
Quand j’y étais entré pour la première fois, il y régnait le plus profond silence. Seules l’occupaient ses antiques machines. Maintenant, c’était un véritable pandémonium. À côté, au-dessus et en dessous des machines, étaient regroupés des essaims de monstres abominables, tout à fait semblables aux ectoplasmes brumeux que j’avais vus dans la pièce que Baldanders avait appelée sa chambre des nuées. Certaines de ces créatures hideuses, comme Typhon, avaient deux têtes ; d’autres, quatre bras ; d’autres encore étaient dotées de membres disproportionnés – des jambes deux fois plus longues que le corps, ou les bras plus gros que les cuisses. Toutes tenaient une arme et, pour autant que je pusse en juger, étaient en pleine crise de folie, car elles se battaient entre elles avec autant d’énergie que contre les insulaires qui les assaillaient. Je me souvins de ce qu’avait dit Baldanders : que la cour, en dessous, était pleine de mes amis et de ses ennemis. Il avait eu certainement raison ; ces abominations l’auraient attaqué dès qu’elles l’auraient vu, tout comme elles s’agressaient mutuellement.
J’en abattis trois avant d’atteindre l’entrée, rassemblant autour de moi les hommes du lac au fur et à mesure que je progressais, leur disant que l’ennemi qu’ils recherchaient se trouvait à l’extérieur. Quand je vis à quel point ils redoutaient les horreurs démentes qui continuaient à monter du sous-sol obscur de la tour (et que fort heureusement ils ne reconnaissaient pas pour ce qu’ils étaient probablement, à savoir ce qui restait de leurs frères et de leurs enfants), je fus surpris qu’ils aient seulement osé pénétrer dans le château. Mon arrivée parmi eux leur fit cependant un effet merveilleux, et leur rendit tout leur courage ; ils me laissèrent prendre le commandement, et à leurs regards, je compris qu’ils me suivraient où que j’aille. Je crois que ce fut véritablement la première fois que je ressentis toutes les satisfactions que sa situation procurait à maître Gurloes. Jusque-là je m’étais imaginé qu’elles se réduisaient à la joie de pouvoir imposer sa volonté aux autres. Je compris aussi pourquoi tant de jeunes gens, à la cour, abandonnaient leurs fiancées (qui avaient été pour eux ce que Thècle avait été pour moi) afin d’accepter un commandement dans quelque régiment obscur.
La pluie était un peu moins forte, mais continuait néanmoins à tomber en rideaux d’argent. Quelques cadavres d’hommes, au milieu de ceux, beaucoup plus nombreux, des créatures du géant, gisaient sur les marches ; je fus obligé d’en repousser plusieurs du pied pour ne pas risquer de trébucher en marchant dessus. En bas, dans la lice, on se battait encore avec acharnement, mais les créatures abominables qui se trouvaient là ne vinrent pas nous attaquer. Les hommes du lac purent défendre les marches contre celles qui étaient à l’intérieur. Je ne vis pas trace de Baldanders.
J’ai découvert que si se battre est terriblement excitant – dans le sens où cela nous sort de nous-mêmes –, décrire ce qui se passe alors est très difficile. Lorsque tout est terminé, ce dont on se souvient le mieux – car l’esprit, dans la lutte, est trop préoccupé pour enregistrer ce qui se passe –, ce ne sont pas les coups et les parades, mais les instants d’hésitation qui les séparent. Je me rappelle fort bien avoir échangé des coups frénétiques avec quatre monstres créés par Baldanders, dans la lice de son château, mais je serais bien incapable de dire lesquels furent bons et lesquels mauvais.
Heureusement, l’obscurité et la pluie favorisaient la forme de combat sauvage qui convenait le mieux à une épée comme Terminus Est. Si l’escrime académique a besoin d’un excellent éclairage, il en va de même pour les combats à l’épée ou à la lance, dans la mesure où chaque adversaire doit pouvoir bien suivre les mouvements de l’arme de l’autre. Mais ici, on y voyait à peine. En outre, les créatures de Baldanders faisaient montre d’une témérité suicidaire, essayant de sauter par-dessus les coups que je portais, ou au contraire de se glisser sous ma lame, mais je les atteignais presque toujours sur mon coup de revers suivant. Il s’agissait la plupart du temps de combats singuliers, mais les guerriers des îles vinrent me soutenir à plusieurs reprises, et abattirent au moins une fois mon adversaire pour moi. Dans les autres cas, ils s’arrangèrent pour distraire suffisamment son attention ou l’avaient blessé avant que j’intervienne. Cependant, aucun de ces engagements n’était satisfaisant comme une exécution faite dans les règles de l’art.
Mon quatrième adversaire fut pour moi le dernier, mais les morts et les mourants gisaient partout. Je rassemblai les insulaires autour de moi. Nous étions tous dans cet état d’euphorie qu’apporte la victoire, et ils étaient tout disposés à attaquer le premier géant qui se présenterait, quelle que fût sa taille ; cependant, même ceux qui se trouvaient dans la cour au moment où s’était écroulé le pan de mur de la tour me jurèrent qu’ils n’en avaient vu aucun. Au moment où je commençais à me dire qu’ils étaient aveugles, et eux à penser que j’étais fou, la lune vint à notre rescousse.
Comme c’est étrange. Nous interrogeons tous le ciel pour en tirer un savoir, que ce soit pour étudier l’influence des constellations sur les événements, ou, comme Baldanders, pour essayer d’arracher leurs secrets à ceux que les ignorants appellent les cacogènes ; ou encore tout simplement, comme dans le cas des paysans ou des pêcheurs, pour découvrir quel sera le temps du lendemain. Cependant, personne ne vient jamais y chercher une aide immédiate, alors qu’elle nous vient souvent de là, comme ce fut le cas pour moi, cette nuit-là.