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Lucien Van Os était longiligne et vêtu de sable, avec un nez comme une étrave, une pomme d'Adam presque pointue, un nœud de cravate à peine défait, un faux air de Randolph Scott leucémique. On distinguait bien sous la peau blanche le squelette de sa main, de son poignet autour duquel un gros bracelet-montre à douze fonctions avait du jeu. Ses cheveux jaunes et blancs luisaient sur les tempes, l'occiput, leurs sillons gelés conservant fidèlement le bon souvenir du peigne. Son front haut luisait aussi, ses joues creuses regorgeaient d'or dentaire, tout en écoutant le poste il mâchonnait l'une après l'autre branche de ses lunettes.

L'oreille sachant accommoder comme l'œil, Paul finit par saisir le fil de la fréquence policière. On y faisait état d'épiphénomènes dans les environs: cycliste fracturé gare d'Orsay, vieille dame forcenée rue du Commerce, vive odeur de gaz vers Javel. Van Os parut s'en désintéresser, il baissa le volume et considéra Pauclass="underline"

– Ça va mieux? L'autre jour vous aviez la petite voix au téléphone, vous n'aviez pas la bonne voix. Il faut m'appeler quand ça ne va pas. Passer me voir à l'hôtel, ça vous changera les idées.

Sa voix grave en même temps qu'acide, rauque et sucrée comme le son de la clarinette basse ou le goût du jus de raisin, se laissait distinctement porter sur le clapotis des ondes courtes. Paul tirait sur l'imperméable pour en dégager le coin.

– Vous avez réfléchi? reprenait Van Os. Vous croyez que vous pourrez me trouver quelque chose?

Le coin ne venant pas, Paul regarda ses mains d'un air buté.

– Je ne m'en occupe plus, fit-il, je vous ai dit. Je ne veux plus m'en occuper. Il n'y a plus rien, de toute façon, je n'ai plus de contacts. Essayez de voir ailleurs.

– C'est des conneries, jugea Toon derrière lui, tu parles qu'il n'y a plus rien. Ils ont tout ce qu'ils veulent, oui.

Sa propre voix flûtait comme une sirène de petit remorqueur dans l'air gris. Paul regarda par la vitre du 4x4, pas grand monde dans cette rue, peu de secours potentiel au cas ou.

– Qu'est-ce qu'il en sait, lui? intervint Bob. Qu'est-ce que tu en sais?

– Oui, tais-toi, dit à son adjoint Van Os, tu es idiot. Il est idiot. Voir ailleurs, vous croyez que c'est facile? Vous n'avez pas idée. Non, traitez avec moi, s'il vous plaît. Je sais ce que sont les prix, je connais la valeur des choses et je paie.

Toon venait de poser sa main respectueusement potelée sur une clavicule de son chef, juste comme s'échappait du poulailler hertzien fixé sous le tableau de bord une voix plus pressée, plus hiérarchique. Ecoutez ça, dit-il. La voix faisait état d'une fusillade à Vanves, devant une agence bancaire du carrefour de l'Insurrection, elle exhortait les collègues disponibles à s'y précipiter pour y participer.

– C'est Henri, fit Toon avec excitation, ils se sont plantés. C'est Henri, ils se sont foutus dedans.

Van Os actionna promptement le démarreur. Voyez, dit-il, le souci que c'est d'être équipé. Bon (le moteur écuma), je ne vous propose pas de nous accompagner. Réfléchissez, ajouta-t-il en se penchant pour ouvrir la portière côté Paul, libérant le coin d'imper en apnée. Quatre secondes plus tard, les quatre roues motrices du modèle soviétique faisaient décroître sa masse rougeâtre vers la banlieue sud.

– Tu as vu, dit Bob, exactement comme Bouc avait prévu. C'est lui, tu as vu? Les lunettes et tout.

– J'ai vu, dit Paul. Au fait, qu'est-ce que tu fabriquais tout à l'heure dans ma télévision?

– Ah, fit Bob, c'est l'assistante de l'émission, une copine. Ils cherchaient quelqu'un pour casser quelque chose, je me suis proposé. Tu as vu ça aussi?

14

Cette fois, quand un mauvais rêve l'éveille, Charles congelé dans sa sueur froide ne sait plus où il est. Quelques secondes il s'inquiète de cette molle surface moite où gît son corps, peu sujet d'habitude à la terreur nocturne. Il tend un bras dans le noir, l'extrémité de ses doigts rencontre un abat-jour, descend le long du pied, découvre l'interrupteur: Chantilly. La mémoire lui revient, il grogne, ramasse le livre ouvert à plat ventre sous la lampe. Charles lit quelques lignes, s'étonne de si vite s'assoupir à nouveau. Il éteint puis se rendort, lové dans le nœud des draps.

Il dormait encore lorsque Nicole pria Justine de s'occuper de lui ce matin. Elle devait sortir assez tôt, Charles ne serait peut-être pas encore levé. Tu lui expliques – elle aspira du bout des lèvres un centilitre de thé fumé -, tu en sais autant que moi.

Sous un bref peignoir de soie grise marqué d'un grand idéogramme dans le dos, Justine regardait sa mère en cheveux dans la dentelle froissée. Entre elles une éminence de toasts surplombait la nappe, entourés de tout ce qu'il faut pour étaler dessus, mais elles n'y touchèrent pas. Elles touchèrent à peine au lapsang souchong qui continuait de sourire en paix au fond de leurs tasses, de plus en plus froidement après qu'elles l'eurent laissé. Nicole était partie vers une longue heure de salle de bains, Justine sortit chercher en frissonnant des cigarettes dans l'Austin. Il y avait encore, le matin, de petites choses froides et coupantes dans l'air, et l'intérieur de la voiture fleurait le cuir, le bois, le vétiver, le tabac turc. La jeune femme rentra vite dans la maison, passant d'un trait deux marches bornées par deux autres anges blancs (l'éponge vinaigre, les clous) baignés de rosée, au-delà de quoi l'Austin se mirait irrégulièrement dans les portes-fenêtres, sous les frondaisons respirées.

Vêtue d'un sweat-shirt en éponge de velours, d'un pantalon à impressions de cobra, Justine était revenue plus tard dans la salle à manger où Charles déjeunait lentement; debout près de lui, Boris le regardait faire; il disparut presque aussitôt. Charles avait levé la tête. Il avait rendossé ses vêtements, entre-temps lavés et repassés. Il exhalait un discret alliage de lessive et de lotion.

Justine rappela tout ce qu'avait dit Nicole à propos de Jeff Pons dont Charles conservait un souvenir attendri, étroit d'épaules. On convint de certaines dates, d'une ville au bord de l'océan, Charles refusa l'argent, puis Charles prit la moitié de l'argent. En quittant la villa Fischer, il posa son regard sur la haute pendule de Boulle dans l'entrée: sur ses flancs, deux Cupidons retenus au feuillage de cuivre, veillés par un ange noir armé d'une faux, désignaient onze heures trente. A dix-sept heures trente, Charles se retrouva au cœur du bois de Boulogne, un peu avant la fermeture du Jardin d'acclimatation.

On le sait, toute sorte de manèges se trouvent essaimes là, petits circuits routiers, ferroviaires et aéroportés, bondés d'êtres de petite taille téléguidant des baby-sitters lasses dans l'amusant réseau. Chaque manège est flanqué d'une construction solide qui tient lieu de caisse et de remise pour le matériel – bâches, carnets à souche, sono. On l'a conçue comme un modèle réduit de maison, parfois décorée dans le genre bavarois, basco-béarnais, breton – clochetons, crépi, chaume ou chevrons selon. L'arrangement de ces édicules compose une cité miniature où deux gendarmes confirmés, casernes dans un vivier gris d'inspiration réglementaire, se chargent d'inculquer le code sur voiture à pédales.

Charles avait occupé, pour une nuit d'été, presque tous ces abris. Le parc était une résidence d'accès techniquement aisé. Les exploitants quittaient leur poste de travail après la fermeture sans laisser dans leur pavillon rien de précieux, rien en tout cas qui justifiât la pose d'une serrure plus sophistiquée que le passe simple de l'homme errant.

On allait donc fermer, les enfants s'agrippaient fermement aux sièges des véhicules, opposant à l'exaspération des mères une résistance passive et giratoire. Enfin, vu l'heure, chacun cessa son manège et s'en fut. Charles s'était caché dans un bouquet bordant la Rivière enchantée où flottent de plates barques sans rames, voiturées par le seul mouvement d'eau perpétuel. A travers les feuillages il aperçut les gardes en uniforme un peu lâche, il les entendit rabattre à coups de sifflet les petits êtres vers la sortie.