21
La pluie cessa dimanche matin puis les nuages se dissipèrent, éventrés par un soleil frais qui déridait toute chose sous lui. Paul avançait le long du môle, les flancs des navires à quai dressaient de hautes murailles de chaque côté comme s'il marchait au fond d'un défilé. A l'extrémité de la jetée, il aperçut enfin l'étrave algueuse du Boustrophédon. L'épinard de la coque s'écaillait par plaques et le pavillon malpropre pendait, flaccide, à la poupe du bâtiment. Juché sur la cheminée vieux citron à bandes noires, un goéland provisoire se tenait.
Personne n'était visible sur le pont hérissé de mâts de charge en arrière de quoi, maintenu par un jeu de poulies contre la paroi du château arrière, un marin de dos s'affairait à en reblanchir les deux derniers étages. Il suspendit le mouvement de son pinceau, se tournant à moitié vers Paul arrêté au-dessous de lui.
– Vous êtes l'assurance?
C'était un homme trapu, son cuir chevelu nu se couronnait de blond court, son regard austère et sans miséricorde rappelait certains aumôniers de la Légion.
– Non, dit Paul, c'est pour un chargement.
– Au bureau du port, dit le marin, c'est avec eux qu'il faut voir ça.
– Je les ai vus, dit Paul, maintenant c'est le capitaine que je cherche.
– Il n'est pas là.
– Mais je dois le voir, insista Paul, c'est convenu entre nous.
– Puisqu'il n'est pas là, conclut le marin en se retournant vers son ouvrage.
Il se remit au badigeon d'un croisillon. Paul vérifia en soupirant que personne d'autre ne paraissait à bord. Un temps: jugeant sans doute l'affaire mal engagée, le goéland se détacha de la cheminée pour s'en aller décrire un arc large au-dessus de l'eau du port, opaque ainsi que du mucus. Paul le suivit des yeux, puis revint au peintre:
– Il n'y a personne d'autre? Il faut que je voie quelqu'un, de toute façon. Il n'y aurait pas un second, quelque chose comme ça?
L'autre ne répondit pas. Le goéland achevait son tour de rade sur la flèche d'une grue bleue, chargeant de la bauxite sur un bâtiment balte en partance pour le lac Ladoga, parmi les cris et mugissements des sirènes et des mouettes. Eh, rappela Paul, je vous parle. Sans se retourner, le peintre soupira puis il cria un nom, brutalement. Paul ne saisit pas bien ce nom, plutôt poussé à la manière d'un juron bref sanctionnant quelque faux mouvement de pinceau. Aussitôt parut le porteur du nom, à l'extrémité opposée du cargo, Paul le découvrit comme s'il était là depuis un moment déjà, mimétique aux mâts de charge, discret sujet bleu marine qui ne paraissait pas répondre à un appel, feuilletant de toute éternité des papiers jaunes à l'ombre de sa visière. Il longeait la rambarde dans la direction de Paul, sans se hâter ni sembler l'avoir vu.
– Je cherche le capitaine, cria Paul, c'est vous?
Le sujet bleu leva les yeux de ses papiers, comme pour réfléchir à sa lecture, à cette question, faisant progressivement le point sur l'homme qui la posait.
– De la part de Pons, dit Paul, monsieur Pons. C'est un ami du capitaine. Je suis un ami de monsieur Pons. Vous ne voyez pas?
– Je ne les connais pas tous, fit l'homme d'un air frileux. C'est pour quoi?
– Un chargement, dit Paul en s'aidant de gestes, et puis moi. Je pars avec le chargement.
– C'est qu'on ne prend pas de passagers, frissonna l'homme, il y a ça.
– C'est prévu, répéta Paul, c'est convenu.
L'autre agita ses papiers jaunes.
– Si c'est prévu, c'est marqué. Si vous le dites, c'est peut-être marqué. (Il les consulta.) Pas là-dessus, il faudrait plutôt voir en haut. Montez, montez toujours, on va voir là-haut.
Paul franchit la passerelle puis l'autre toucha sa casquette: lieutenant Garlonne, de la marine marchande. Bergman, exportateur. Paul le suivit dans la coursive, puis dans l'étroit escalier de fer menant à l'abri de navigation. Naturellement, disait le lieutenant, je ne suis pas toujours au courant de tout, je ne suis que le second, mais enfin quand même, vous dites Bernstein? Bergman, dit Paul. On va voir, dit Garlonne. Il disparut à l'intérieur du poste de pilotage. Ah oui, sonna sa voix off, Bergman. Il reparut:
– C'est marqué, vous avez raison. Entrez. Tellement rare qu'on prenne du monde, voyez-vous. Même ceux qui demandent, on les dissuade, il n'y a pas le vrai confort et puis l'ennui, n'est-ce pas, l'ennui en mer. Vous le concevez.
– Je le conçois, dit Paul.
– Question passagers, on ne peut légalement pas dépasser douze, de toute façon. Passé douze on devient paquebot, ce qui change tout, vous le concevez également. Elle est où, votre marchandise?
Paul rappela le numéro du dock attribué au cargo pour son fret; sa marchandise se trouvait entreposée là déjà, avec le reste. Mais justement, c'est que c'est particulier, dit-il, c'est un peu spécial. Je verrai, dit le second, avec le capitaine. Le spécial est de son ressort. Autre chose, il conviendrait de payer d'avance: toujours utilisé par ses armateurs pour le transport vers l'occident du caoutchouc, accessoirement de l'huile de palme et de l'étain, le Boustrophédon devait chaque fois trouver une cargaison dans son retour orienté, pour éviter le manque à gagner d'un voyage à vide. Mais rude était la concurrence, aléatoire le marché, on avait vu se défaire des arrangements sûrs, des contrats n'être pas honorés – autant s'engager dès maintenant. Du liquide serait préférable, prévint Garlonne comme Paul cherchait son carnet de chèques.
– Bon, dit Paul, je vais passer à la banque, je reviens dans l'après-midi. Il sera là, le capitaine?
– On le voit rarement avant le départ. On appareille demain matin, de toute façon, dès que Lopez a fini de peindre. On a pris du retard, on ne peut pas traîner. Une toute petite escale, n'est-ce pas, les types protestent comme vous pouvez imaginer.
Il semblait animé par la nouveauté de Paul, heureux prétexte à une conversation qu'il était moins facile, peut-être, d'entretenir avec Lopez. Il lui fit visiter le poste de commandement, présentant les accessoires d'aide à la navigation: la précision de l'autopilote, la portée de la sonde à écho. Il se déplaçait à petits pas, d'un appareil à l'autre, dans l'uniforme sur mesures qu'il portait avec une netteté de steward. Ensuite ils descendirent les étages du château arrière, longèrent la rambarde vers la proue. Comme on avait retiré les bordages sur toute la surface du pont, les cales vidées de leur caoutchouc béaient à ciel ouvert. Seules une demi-douzaine de lourdes bicyclettes chinoises se trouvaient là, formant buisson, laquées de noir et de fils d'or comme les vieilles machines à écrire et à coudre; leur destinataire, indiqua Garlonne, n'étant jamais venu les récupérer, elles trouvaient toute leur utilité lors des escales.
Paul suivit le second jusqu'au gaillard d'avant où se trouvaient sa cabine ainsi que la chambrée de l'équipage, symétriques à l'appartement du capitaine situé à la base du château. Garlonne offrit à Paul d'entrer, qui ne voulait pas déranger mais se retrouva quand même un verre de Banyuls à la main, pendant que l'autre lui faisait passer des photographies de sa fille. Il n'avait à présent plus qu'elle, pensionnaire d'une institution protestante dans le Gard. Dénuée de la patience requise aux femmes de marins, madame Garlonne les avait abandonnés huit ans plus tôt pour un gros exploitant agricole, marquant ainsi qu'elle choisissait clairement son camp.