– Vous êtes à quel hôtel? fit cet autre homme quitté, ce frère fantôme. Qu'on puisse vous prévenir, selon.
A peine étourdi par le vin cuit, par le balancement du cargo hoquetant au bout de ses amarres, Paul se retrouva sur le quai, toujours désert à l'exception d'une petite silhouette sombre assise tout au fond. Des chocs d'objets lourds, déplacés à grand-peine, montaient profondément du ventre des navires; sur les ponts, des interjections calmes tressées de bruits métalliques, de sacs traînés et de câbles tendus, sonnaient trop distinctes dans l'iode de l'air. Au bout du quai, l'homme assis sur une caisse n'était pas beaucoup moins imprécis vu de près qu'à l'état de silhouette: un regard absent, une morphologie fruste sous des vêtements foncés de trimardeur. Paul lui accorda peu d'attention. Son passage à bord du cargo lui donnait le sentiment d'être déjà parti presque embarqué de force.
Lorsqu'il revint l'après-midi avec l'argent, l'homme errant était assis au même endroit, sur une caisse légèrement différente, considérant de loin les opérations de chargement. Nulle raison qu'ils s'identifient. Lopez repeignait à présent l'étage supérieur du château. Usant rétrovisuellement de sa peinture fraîche, il ne se tourna pas quand Paul monta à bord sous le ballet aérien des mâts de charge. D'après les directives du second, trois hommes d'équipage réceptionnaient des containers qu'ils disposaient en ordre.
– On n'aura pas fini avant ce soir tard, dit Garlonne sans compter les billets. Et encore.
Au beau milieu du fond de cale, bientôt couvertes par d'autres caisses, Paul aperçut celles qu'il avait convoyées. Elles ne passaient ni plus ni moins inaperçues que les autres, ce dont il s'inquiéta. C'est arrangé, dit le second, le capitaine a vu avec Bloch. Il s'en tint là, trop pris par sa tâche. Des trois hommes occupés en dessous d'eux à se passer les contenants, deux regardèrent Paul une ou deux fois: un Africain qui avait l'air de souffrir de la hanche, ainsi qu'un jeune et bel indifférent brun. Le troisième dénommé Sapir tenait lieu de contremaître, d'intermédiaire entre Garlonne et les deux autres. Il possédait une large tête en forme de pelle, coiffée d'un buisson de paille de fer, et touchait à son nez dans ses moments de répit. Lui ne jeta aucun regard sur Paul.
Sapir occupait en mer les fonctions de mécanicien, et l'Africain qui répondait au nom de Darousset assurait celles de gabier. L'indifférent brun n'était qu'un simple matelot polyvalent nommé Gomez, originaire du même village que Lopez, non loin de Carthagène. Le capitaine avait récemment recruté Gomez sur la recommandation de Lopez, qui associait depuis longtemps ses talents de peintre à ceux de timonier à bord du Boustrophédon. L'indifférence qui flottait en Gomez était sans doute parente de celle de Lopez, quoique sensiblement plus japonaise, Gomez pouvant sourire alors que son compatriote pas. Sapir non plus ne souriait pas, ni Darousset trop proche de sa hanche, il n'émanait de cet équipage aucun élan d'accueil particulier. Quant au capitaine, Paul se vit confirmer qu'il lui était habituel de regagner le bord au tout dernier moment, toujours prévu pour le lendemain matin tôt. Cependant Garlonne insista pour que Paul se tînt à son hôtel d'ici là, prêt à toute éventualité. Désœuvré, Paul se trouvait donc allongé sur son lit, dans sa chambre de l'hôtel Diamant. Quelqu'un dans une chambre proche tapait à la machine – parfois legato, tétanos de castagnettes, parfois staccato discontinûment, reproduisant par accident des scansions de slogans, de refrains brefs, de scies, repères rythmiques ancestralement acquis, presque aussi profondément enfoncés que l'inné. D'une autre chambre contiguë, le rock primitif d'une radio frayait également son passage à travers les cloisons dont le papier peint retenait l'aigu, filtrant les caisses battues quelquefois synchrones avec la dactylographie. La fenêtre ouverte amenait toujours les hautes et basses fréquences des mouettes et des sirènes, la nuit venue épurant les sons, accentuant leur relief, leur phosphorescence, Paul composait dans l'ombre le numéro de Justine sur le cadran.
– Elle n'est pas là, dit Laure, est-ce qu'elle peut vous rappeler? Dommage. Est-ce qu'il y a quelque chose à lui dire? Bon. Je dirai juste que vous l'avez appelée. Bon, je ne dirai pas. (Elle raccrocha.) Tu as raison, c'était lui. Tu as les clefs de la voiture? On y va.
22
Une heure plus tard, en compagnie de figurants des deux sexes, Laure et Justine étaient serrées autour d'un guéridon, parmi d'autres guéridons dans un parallélipipède opaque, bleu fumée piqueté de rouge mégot, avec un bar sur le côté, devant une scène minuscule où se produisait un quintette. Les instruments conglomérés rejetaient les lumières, mêlant leurs reflets métalliques, plastiques, laqués, qui allumaient de petits éclairs d'or sur les fausses dents du public. Au bar étaient trois solitaires tournés devant leurs bières, pris à revers par la musique, ainsi que Toon et Plankaert, celui-ci moins petit que celui-là, chacun sous son chapeau.
– Alors, demandait Toon, tu t'es bien remis?
Par une illusion parente de celle qui veut que deux segments semblables, pennés en sens inverse, paraissent d'inégale longueur, leur disparité de taille était aggravée par ces chapeaux mêmes: celui de Plankaert le grandissait vraiment, comme d'un étage supplémentaire, alors que Toon semblait écrasé sous le sien dont il rabattait le bord. Plankaert avait une allure assez conventionnelle, placide. Son chapeau subsidiaire mis à part il était habillé, disons, comme le père fondateur d'une petite entreprise familiale d'auto-école, il avait l'air patient comme un moniteur d'auto-école; il avait l'air intéressé par la musique.
– Ça va mieux, répondait-il sans regarder Toon. Quoique j'aie peur d'avoir un peu repris froid, l'autre jour, en vous cherchant la maison.
Les musiciens brodaient sur un air du Cap-Vert. A contretemps, du bout de sa semelle, Plankaert écrasait les bouts filtres qui jonchaient le carreau. Saluant du sourcil telle syncope bien venue, il suivait les solistes véloces de toute son attention, comme au volant d'un bolide sur une étroite route de montagne pleine de lacets, riche en ravins.
– Tu aimes ça, toi, fit Toon d'une voix résignée.
– C'est une époque, dit Plankaert, c'est une esthétique. Tu crois qu'elles vont rester jusqu'à la fin?
Justine et Laure restèrent après que le quintette eut arpenté le Cap-Vert, puis célébré Laura sur un tempo inhabituellement fiévreux. Rétif, Toon montrait de l'impatience, passait d'un pied sur l'autre en se plaignant de ses jambes. On reprend quelque chose, proposa Plankaert, ça fait passer le temps. Le barman déposa deux bières devant eux, Plankaert paya tout de suite par habitude professionnelle.
– Tu es sûr qu'elle est avec Bergman, s'inquiéta-t-il. Si elle n'est pas avec lui, ça ne sert à rien d'être là.
– Je ne dis pas qu'elle est avec Bergman, rappela Toon, je dis que Bergman lui court après. Si on lui court après aussi, on finira par se croiser, enfin je me comprends. Voilà ce que je dis. Ça m'a l'air de finir, non?
Ça finissait, on bissa les artistes qui conclurent en exécutant Work, ensuite c'était vraiment fini. Un brouhaha froissait la salle. Justine et Laure se passèrent leur sac en se levant, deux figurants mâles étaient aussitôt debout pour reculer leur chaise. L'un d'eux, figurant plus intelligent, récita sa réplique inaudible à Justine, qui lui sourit. Tu vas voir qu'elle part avec celui-là, dit Plankaert. Non, dit Toon, tu vas voir que non.
– Elle marche bien, cette voiture, trouvait ensuite Plankaert au volant du 4 x 4 qu'il menait prudemment ménageant une centaine de mètres vides derrière celle de Justine.
– Pourquoi tu peux la conduire, toi? demanda Toon, moi il ne me laisse jamais.