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– Qu'est-ce que vous croyez, pour la fille? demanda Plankaert.

– Le bras, je crois, dit Van Os. Peut-être l'épaule, grimaça-t-il, ou le coude. C'est embêtant, les articulations.

Ce ne serait que le bras, mais Odile Otéro souffre quand même beaucoup. Heureusement que tout le monde s'est tout de suite beaucoup occupé d'elle, en particulier le jeune cadre bancaire suicidaire; les soins prodigués par le jeune cadre bancaire irriguent de morphine le bras d'Odile, tartinent de miel son destin sec. Nul doute qu'elle-même et ce cadre veilleront désormais l'un sur l'autre à jamais, qu'ils se rendront mutuellement le goût de la vie, c'est le début d'une autre histoire assez émouvante mais pour l'instant l'Alfasud freine en plein Kremlin-Bicêtre, devant une grande surface d'articles de sport. Toon descendit de la voiture.

– Il faut vraiment que j'y aille tout de suite?

– Et comment, dit Van Os. Et tâche de te débrouiller mieux avec Tomaso, cette fois. A demain.

Par des voies toujours renouvelées, Van Os et Plankaert avaient ensuite rejoint leur abri ferroviaire près de Château-Thierry. Autodidactes formés pour ainsi dire sur le tas, ils y comptèrent la monnaie beaucoup plus lentement que le caissier. Soirée de routine: Plankaert rétablit l'argent en trois piles inégales, prit celle du milieu puis brancha le téléviseur portatif; déjà Van Os s'occupait du repas, découpant en jetons des cœurs de palmier.

Le lendemain, Van Os s'éveilla vers sept heures puis il sortit de la maison, ouvrit le portail du garage où le 4 x 4 et l'Alfa patientaient côte à côte, rosés dans les vapeurs d'oxyde froid. Manœuvrant le véhicule tout terrain, il franchit le cadavre de ballast pour rejoindre la départementale qu'il se mit à suivre vers la forêt proche, sans autre but que celui de faire un tour, au mépris de ses propres normes de sécurité. Mais on était en semaine, si tôt le matin les bois seraient vides: nul chasseur, nul gymnaste, nulle famille dévorant sur une bâche des sandwiches aux insectes, nul couple d'amants garé en catastrophe derrière les vitres embuées. Van Os s'y laissa dériver un moment parmi les chemins, au fil des embranchements, puis il voulut se donner de l'exercice; enclenchant les quatre roues motrices, montant le volume de la radio, il vira brusquement dans les sous-bois accidentés. Sous les molles syncopes d'un calypso, il se trouait un passage entre les arbres en sautant ceux qui étaient couchés, grimpant ou dévalant jusqu'à cinquante degrés de pente, patinant sur les mousses et dans les boues spongieuses. C'était excitant, les branches basses fouettaient la tôle, les branches mortes la griffaient, les ronces la mordaient, Van Os sentait tout cela dans son corps propre, jusqu'aux brûlures des orties écrasées.

Il freina pile au pied d'un charme, comme un bulletin d'informations faisait état de l'attaque de l'agence N, la veille: Van Os guettait les commentaires avec un trac de couturière. L'homme dans le poste rendit sobrement compte de l'événement – opération traditionnelle et bien enlevée, sans innovation technique notable, facture néoclassique si vous voulez. Van Os repartit plus lentement, son allure était plus distraite, sa conduite moins sportive; longeant une fondrière, il faillit verser dedans. Il n'était plus d'aussi bonne humeur, il sinuait moins, il se retrouva bientôt hors des limites des bois.

La lisière était bordée de vallonnements arables, au loin des hommes tournaient sur des tracteurs. Van Os rebroussa chemin dans le couvert, sachant précise et profonde la mémoire paysanne, et ne souhaitant pas s'encombrer de témoins de sa présence dans le secteur. Ralliant le réseau de voies forestières, il s'égara deux fois avant de retrouver sa direction. De l'extérieur, vérifia-t-il, la petite gare paraissait tout à fait inoccupée. Une légère motocyclette 125 encore tiède encombrait le garage, il dut la déplacer pour garer le 4 x 4. Il referma le portail du garage, ouvrit la porte de la maison. Plankaert dormait encore à l'étage mais Toon, debout au milieu de la pièce, regardait le téléviseur de haut, sans le son. Il n'avait pas enlevé son casque ni son manteau, ni l'un de ses gants.

– Il se fout de nous, Tomaso, dit-il aussitôt.

– Tu pourrais dire bonjour.

– Excusez, vous avez bien dormi? Je n'avais jamais vu ces programmes du matin, ça doit être dur pour les types qui présentent. Je ne pourrais pas, moi, de si bonne heure. Il s'est bien foutu de nous.

– Explique, dit Van Os.

– Je l'ai su par Briffaut. On aurait pu le voir avant, Briffaut, il gagne à être connu.

– Au fait, dit Van Os.

– Il a été livré il y a quinze jours, Tomaso, une grosse affaire, des choses de combat et tout, C'est reparti presque tout de suite, on ne sait pas où. Ce qu'on sait, ce que Briffaut sait, c'est que Bergman passait souvent avant, et plus du tout après. Ils se sont foutus de nous. On n'est plus dans le circuit, maintenant.

L'œil ailleurs, Van Os se gratta longuement à travers sa poche. Toon s'était retourné vers l'écran silencieux. On entendit Plankaert au-dessus qui se levait, ses pieds nus faire grincer le plancher, puis le cliquetis d'une ceinture avec un peu de toux, une plainte involontaire, le cri du robinet, les pas dans l'escalier. Il parut, nouant sa cravate sous son menton gonflé, ses cheveux humides peignés en arrière luisaient comme des fils de réglisse. J'ai entendu, dit-il comme Toon allait parler, j'ai compris.

– On est obligés de faire quelque chose, dit Van Os en retirant sa main de sa poche pour l'examiner. Il faut réagir vite dans ces cas-là, sinon le pli est pris. Ensuite on oublie le respect, on ne vous parle plus, et pour finir on vous balance. Ça pourrit les situations. On va faire un exemple, d'abord, on va vérifier l'huile.

Aidé de Plankaert il inspecta toutes les humeurs des véhicules, l'essence, le lockheed, l'eau, l'air dans les pneus, la transparence des glaces, l'angle et la réflexion juste des rétroviseurs.

– Je pars avec le petit, dit-il, prenez l'Alfa. Vous essayez encore de voir pour Bergman. On se retrouve à la Bourse pour déjeuner.

– Bon, dit Plankaert.

– Vous voulez que je conduise? demanda Toon.

Van Os n'avait pas répondu. Van Os n'avait rien dit jusqu'à Paris. Toon regardait le paysage sans parvenir à s'y intéresser: au-delà d'accotements gris-vert, des cultures peu variées se développaient sans détail, de rares maisons paraissaient vides, leurs chiens ne tenaient à rien, ces chiens ne savaient même pas ce qu'ils gardaient. Préfaçant la banlieue, quelques premiers hangars ne semblaient rien contenir non plus; puis cela se remplit, de plus en plus de choses parurent, avec davantage de monde pour les transporter.

– Tu crois que c'est ouvert?

– Quoi, sursauta Toon.

– Tomaso, dit Van Os, tu crois qu'il est ouvert à cette heure-ci?

Oui, Tomaso tuait déjà le matin frais dans son magasin surchauffé. De fins ruisselets de sueur couraient au fond des lignes de sa main. Régulièrement, le soldeur retroussait les pans de sa blouse grise pour essuyer ses paumes sur les cuisses, lustrées par l'usage, de son pantalon. Il essuyait aussi son verre de montre avec un coin de sa blouse, il essuyait encore les objets exposés avec un chiffon bleu.

Les grelots tintèrent lorsque Toon parut, se dirigeant aussitôt vers l'arrière-boutique sans un regard pour Tomaso qui l'entendit verrouiller la porte du fond. Van Os apparut à son tour, derrière lui Toon verrouillait maintenant l'entrée principale. Van Os tourna un peu parmi les appareils, les inspectant d'un air fatigué, avec ce détachement critique déjà de mauvais augure chez un client normal. Tomaso toussa. Van Os leva un regard vers lui. Monsieur Van Os, dit Tomaso, vous auriez besoin de quelque chose?