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– J'ai toujours besoin de quelque chose, répondit Van Os.

– Naturellement, dit Tomaso.

– Je ne sais pas. Je me demande si c'est bien normal, quelquefois, cette espèce d'appétence perpétuelle.

– C'est humain, abonda Tomaso, nous sommes ainsi.

– J'ai peut-être manqué d'une chose importante dans mon enfance, je ne sais pas. Je ne me souviens pas, l'amour.

– Allons, produisit Tomaso, comment se pourrait-il.

– C'est une question que je retrouve tout entière à l'âge adulte, développa Van Os. Croyez bien que j'en souffre. Par exemple vous ne m'aimez pas, je le sais. J'en souffre. Vous vous moquez de moi, aussi, je ne puis le supporter.

– Mais jamais, se crispa Tomaso. Jamais de la vie.

– Je n'ai rien d'autre à dire, conclut Van Os.

Le soldeur se sent aussitôt agrippé, basculé, retourné jeté puis cloué au carrelage par le genou pointu de Toon, contre un congélateur inaccessible au regard extérieur des chalands. Le soldeur vient de perdre son béret. Un gros morceau de métal commence de tiédir très lentement contre sa nuque. S'ils me tuent, se dit-il, j'aurai fait toutes ces cures thermales pour rien. Est-ce là son ultime pensée? Est-il concevable que la dernière idée d'une vie soit à ce point triviale? Non. Cette réponse qu'il se donne le rassure un instant.

Trois heures plus tard, pendant que Toon était allé se laver les mains, Van Os analysait le menu. Place de la Bourse, l'heure de pointe bondait la brasserie de cambistes qui s'interpellaient dans leur langage chiffré. Un essaim de pourcentages obscurcissait l'espace.

– Paupiettes pour moi, dit Plankaert. Il n'y a plus personne chez le copain de Bergman. Tout est fermé. Je suis entré, pour voir. Le gaz est coupé, le courant, tout. Ils ont l'air partis pour un moment. Qu'est-ce qu'on fait? Qu'est-ce que vous prenez?

– Je ne sais pas, je ne sais pas, dit Van Os.

Etudier la carte en même temps que la situation le troublait. Cela s'annulait.

– Mieux vaut laisser tomber, préconisa Plankaert.

– Non, dit Van Os. Bergman, je veux lui faire du mal. Je suis humilié, comprenez-vous, je me sens exclu. Je ne pourrai le supporter. Ma décision est prise. Qu'est-ce qu'il fait, l'imbécile?

Il revenait en soufflant sur ses mains.

Tu vas tâcher de trouver la fille, lui dit Van Os, j'ai décidé de la kidnapper. Tu téléphones ici dès que tu as quelque chose, tu me demandes au nom habituel. On ne bouge pas, nous, on attend que tu appelles.

– Mais, dit Toon, je croyais qu'on mangeait.

– On mange d'abord, établit Van Os, et toi tu manges après. Ou prends-toi un sandwich au bar, en vitesse. Allez.

– Mais j'ai faim, dit Toon, j'ai très très faim.

– Ne m'énerve pas, dit Van Os. Paupiettes également.

Celles-ci ingérées, l'affluence pétillait moins vivement dans la brasserie, le tohu-bohu se décaféinait. Arrondis par le côtes-du-rhône, les taux d'intérêt claquaient plus mollement dans la fumée des cigarettes légères. Van Os, un rien gourd, n'entendit pas la voix de l'homme à la caisse qui s'élevait sans puissance apparente, quoique perceptible à longue distance comme savent le faire les comédiens: on demandait monsieur Schmidt, monsieur Schmidt, monsieur Schmidt au téléphone.

– C'est pour vous, dit Plankaert.

Van Os essuya ses doigts encollés de munster, ses lèvres auxquelles tenait une unité de cumin. Il se déplia en grinçant. Toon appelait d'une cabine proche du square Trousseau, au coin du Faubourg-Saint-Antoine et de la rue Charles-Baudelaire.

– Elle est chez elle, ça n'était pas bien dur. L'autre fille je ne sais pas, mais elle je l'ai vue, elle est là, vous m'entendez? Vous êtes content?

– On va venir, dit Van Os, tu ne bouges pas.

– Vous en êtes où?

– On arrive. On prend le café, on arrive.

– Ça va, souffla Toon, j'ai le temps de prendre un petit quelque chose. Il y a un bistrot juste là, banquettes rouges, petit salé lentilles, je vous attends là.

– Non, dit Van Os, tu ne bouges pas.

– Mais vous aviez dit. Vous aviez dit.

Tout ne fut pas réglé cet après-midi-là, qui ne fut qu'une répétition de l'action à venir. Tout sera vraiment réglé dans quelques jours, lorsqu'on sortira de Paris par la porte d'Orléans, à bord de l'Alfasud dont le coffre aura paru mieux approprié au transfert de Justine. Plankaert conduira (on va où, au juste?), Van Os auprès de lui consultera la carte (on change de planque, j'ai trouvé mieux), Toon à l'arrière boudera. Toutes les minutes, prenant un gros élan, Toon projettera ses mâchoires vers un sandwich bourré de feuilles de salade, de lames d'emmental, de tranches de jambon qui dépasseront du pain oblong comme du papier pelure d'un dossier mal classé. La voiture verte quittera l'autoroute à Nemours pour sillonner une rase campagne avec un ciel immense, américain sur le dessus. Le paysage entièrement plat donnera tout de suite sur l'horizon, on distinguera de très loin les rares constructions qui feront signe sur son fil, sur sa ligne, ainsi pourra-t-on lire un texte calme scandé de fermes ponctuelles, d'étangs soulignés, de bourgs en suspension, de châteaux d'eau exclamatifs.

27

Comme Charles n'avait plus rien à se mettre, le capitaine qui était de corpulence voisine lui proposa son uniforme de rechange – mais, quoique seyant, Charles ne se sentait pas à l'aise dedans. On finit par lui trouver de quoi s'habiller dans les affaires de Sapir. Il s'installa dans la cabine du second.

Une fois neutralisés, on avait entravé Garlonne et les trois autres dans un coin de la cale que l'on mura à l'aide de caisses de tuiles. Le second ne cessant de geindre en songeant à sa fille, qu'adviendrait-il d'elle à présent, Illinois laissa entendre qu'il jetterait un coup d'oeil sur ses bulletins. Sous leurs liens, les jeunes Gomez et Darousset demeuraient d'une humeur égale, Sapir souffrait surtout de ne pas pouvoir toucher son nez.

La rébellion matée, la radio réparée, les machines réchauffées, Charles présenté par Pons, le capitaine câbla son rapport à l'armateur qui, depuis Limassol, prévint aussitôt ses bureaux de Bombay. On avait remis le cap sur Singapour, à petite vitesse, Paul et Bob suppléant de leur mieux à la diminution brusque de l'équipage.

Une grosse vedette de la police indienne parut enfin, qui transportait quatre petits hommes fiers aux dents très blanches sous des moustaches très noires, vêtus de chemisettes vertes et coiffés de bérets assortis, avec quatre autres en tenue moins impeccable, au regard moins assuré – marins de rechange qu'on troqua contre les mutins avant de repartir à pleine vapeur.

Même si son corps rejetait la greffe d'un tel organe, l'essai de son uniforme avait rapproché Charles du capitaine. Il se tenait le plus souvent avec lui dans l'abri de navigation. Le duc entre eux, papillonnant sans relâche, rappelait à chacun leurs souvenirs communs, les narrait à chaque autre en les exagérant. Au-dessous d'eux Lopez arpentait le cargo, vérifiant les postes de travail sans se départir de sa rugueuse sévérité. Quoique promu second par intérim, il n'avait pas vraiment fêté comme les autres l'échec des hommes de Garlonne.

Cette partie du voyage, plus animée, fut brève. A table on n'en finissait plus de parler de tout, la mutinerie, la Malaisie, le passé qu'on rejouait aux cartes. A la fraîcheur, Paul et Bob faisaient à bicyclette le tour du pont. Il arriva que Bob évoquât devant Paul la jeune femme rencontrée à Chantilly, il arriva que Paul parlât à Bob de celle du cinéma qu'il avait eu tant de mal à revoir, l'idée ne leur vint jamais que ces portraits présentaient entre eux quelque ressemblance, et le fait est qu'ils n'en présentaient pas.

Laissant à main gauche les îles Nicobar, le Boustrophédon s'engagea dans le détroit de Malacca. De part et d'autre, par temps clair, on distinguait les terres indonésienne et malaise, rose et verte sur le planisphère affiché dans le carré des officiers. A Singapour, Pons ayant tâché de convaincre Charles du bon côté des habits neufs, Illinois leur fournit l'adresse d'un de ces tailleurs véloces chez qui, sous ces climats, s'épanouit à l'accéléré toute espèce de complet-veston. Puis on repartit, doublant la pointe péninsulaire, remontant vers le nord en restant toujours proche de la côte où le trafic était à peu près calme. Un peu plus loin vers le levant, du côté de la mer de Célèbes, régnait en revanche une telle ambiance que la navigation devenait intenable. Cette zone la plus dangereuse du monde, au-delà de Bornéo, surabondait de pirates perpétuellement à l'abordage, pillards dévastateurs qui tuent les hommes, violent les femmes, disloquent les nourrissons, kidnappent les vierges, mettent le feu au navire puis prennent le large en hurlant de rire.