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4

Quand le ciel est ainsi, c'est parfois qu'il pleuvra. Quand il pleut trop, l'eau monte dans le lit de l'affluent, dans les canaux, dans les gouttières, elle envahit les berges du fleuve et même les voies express, elle chasse vers la surface du sol les hommes et femmes sans domicile fixe, et aussi les rongeurs au petit regard saillant froidement à fleur de boue, au poil hirsute découvrant une peau blême, au long museau fendu sur l'arête de leurs dents jaunes et rouges d'un sang impur.

Mais il pleuvait à peine cette nuit, les gens des ponts restaient cois sous leur conglomérat d'étoffe et de carton, les pieds ficelés dans le journal. Par exemple il y en avait trois, près du pont Alexandre-III, deux d'entre eux embrassés formaient un tas de sommeil, l'autre dormait dans un caisson oblong fait de cagettes avec une bâche en plastique vert dessus, zébrée de boue sèche et de goudron. Dépassait de ce volume une paire de tennis marine et ciel, râpées, quelquefois animées par les orteils qu'elles contenaient. Leur détenteur toussa, se gratta dans son box dont les parois frémirent, puis rampa sur le dos vers l'extérieur, les pieds devant, déjà vêtu d'un pantalon de tergal gris, d'un col roulé tête-de-nègre et d'une parka olive fourrée, lacet à la taille, capuche escamotable, bons et solides vêtements d'ouvrier agricole comme on en trouve sur les marchés. Usés sans déchirures, malpropres superficiellement, tout de suite ils avaient l'air de quelque chose dès que Charles dressé les eut rajustés, rentrés l'un dans l'autre, chassant le débraillé, tout de suite cela vous prenait de la tenue.

Charles Pontiac entretenait sa tenue. Lorsqu'il se trouvait sale il se rendait, faute d'une meilleure opportunité, dans quelque station de métro mieux contrôlée par les hommes bleus. Ceux-ci vous remontent sans trop de violence vers la rue, vers un autobus comme les autres sauf qu'il est gris fer, ses vitres sont opaques, on y voit votre identité. Ensuite on vous mène à l'hospice de Nanterre où l'on vous douche et désinfecte et donne un repas, vous dormez, c'est l'occasion de rencontrer du monde. Mais Charles s'en tenait à quelques proches, parmi lesquels cet enchevêtrement torpide auprès duquel il dormait quelquefois. Ordinairement basé à Saint-Ambroise, d'autres de ses habitudes le menaient au canal Saint-Martin, voir Vidal et ses cannibales, et il y avait aussi madame Gina de Béer, métro Brochant. Nombre de ses parcours se faisaient solitairement, Charles disposant d'abris individuels que nul ne partageait. Et puis on sait ce que c'est que cette vie, le matin on se remet de sa nuit puis on cherche un café, c'est toute une affaire à laquelle succède la question du casse-croûte; celle-ci réglée, on a passé la journée.

Il était devenu par ailleurs un homme aux cheveux bruns, courts, drus, avec une peau rouge et dure, un cou rouge et épais, de grosses phalanges rouges et blanches. Il s'approcha du fleuve, trempa une main qu'il se passa sur le visage en fermant fort la bouche, soufflant fort par le nez, il s'essuya de sa manche et cracha plusieurs fois tout en se dirigeant vers l'escalier. A hauteur de la ville, personne: nul n'a que faire à cette heure-ci d'être dehors dans le noir et le froid. Charles se retourne vers ses pareils pressés dans la flaque jaune d'un réverbère, ensuite il se met en marche.

Il franchit la Seine sous les dorures du pont, suit le quai jusqu'au Louvre dont il passe les guichets – le jour se lève sur le petit arc de triomphe qui est là, joli petit objet clair qu'on voudrait toujours emporter avec soi. Il passe le quartier neuf vers le boulevard Sébastopol, la lisière du Marais vers la République dont l'allégorie se trouve enchâssée dans un jeu de poutrelles perpendiculaires, pareil à la figuration d'une molécule. Après l'encaissement d'un peu de Faubourg-du-Temple, c'est un carrefour déjà complexe et supérieurement embrouillé par une écluse, en aval de quoi le canal glisse au-dessous du sol. Tout le jour passent ici des péniches, considérées depuis le square ponctuel par des inactifs accoudés au buste de Frederick Lemaître. Quittant le sas où elles se dénivellent, elles s'enfoncent dans le bief que le boulevard couvre jusqu'à la Bastille. Le canal, sur quelque quinze cents mètres, devient donc un tunnel bordé de quais, fermé au public par des barrières et des chevaux de frise. Mais Charles Pontiac n'appartient pas comme les autres au public, il enjambe les barrières, pénètre dans la galerie. Charles est un homme de souterrain, la nuit s'achève à peine qu'il veut retrouver le noir, il veut retrouver des amis à lui.

5

Maintenant c'est Bob qui était venu voir Paul, dans son avant-dernier étage d'une tour sur le front de Seine. Du fond d'un fauteuil rouge, devant la baie vitrée donnant à l'est, vers les gratte-ciel du treizième aux suffocantes vertèbres, Bob lançait par intermittences des sujets de conversation. Mais, ressaisi par la mélancolie, Paul ne renvoyait rien, ne répondait même plus. Malgré les efforts de madame Perez chaque mardi, l'état négligé des lieux transpirait l'absence d'Elizabeth; aux murs, des quadrilatères clairs faisaient foi des tableaux qu'elle n'avait pas laissés. Paul combattait souvent l'absence en assistant souvent à des soirées privées dont il faisait souvent la fermeture après avoir perdu conscience, découragé sa conscience. Au mieux, il pourrait se voir confusément emmené par une semblable au prénom peu crédible, tombant trop tôt d'un lit qui ne lui serait rien, ralliant l'appartement spécialement froid ces matins-là comme un reproche, s'abattant dans le fauteuil rouge, on sait ce que c'est que cette vie. Tout le jour sa tristesse était multipliée, se relâchant juste assez le soir venu pour lui permettre de ressortir – un cycle en quelque sorte, sous le pernicieux effet de quoi Paul ne répond même plus. Bob se lève donc, ses efforts étant vains, s'en va se coller contre la vitre: tiens, il y a un avion dans cet air de plomb. Ah non, ce n'est pas un avion.

– Je t'ai parlé, soupire quand même Paul, de cette fille. Celle que j'ai vue au cinéma. Dans le cinéma, entendons-nous bien, dans un vrai cinéma. Une fille réelle.

Bob ne réagit pas. Une fille réelle, s'appesantit Paul, voilà ce qu'il nous faut. Bob hausse une épaule, voit la ville écrasée sous tout ce plomb. Ce n'était que des volatiles qui faisaient l'avion, somme toute, une bande de volatiles maintenant leur initiale assez lisible parmi les nuages en filigrane. Ce sont des migrateurs qui veulent couvrir, vers l'est-sud-est, neuf mille kilomètres à vol d'oiseau. Insoucieux des périls de l'entreprise, ils s'élanceront au-delà de Joinville-le-Pont sans un instant dévier leur trajectoire. D'abord ils ne distingueront nulle mer au-dessous d'eux sauf un peu de Noire, après avoir suivi le fleuve qui s'y noie, s'étant même posés sur sa rive pour souffler un peu, extraire quelques lombrics roumains arrosés d'un quart de Danube, surveillant d'une pupille impavide les huppes et les hérons du cru qui vocifèrent dans leur slovène spécial. Laissant l'Europe orientale, cap sur le mont Ararat, ils survoleront les restes de l'arche où s'abritèrent leurs ascendants, puis des mollahs puis des brahmanes les verront s'éloigner vers le golfe du Bengale; on interprétera leur passage.

Longue est la traversée du golfe et l'on devra se poser parfois sur les récifs, les épaves dérivantes, les planches de secours, le gréement d'un navire de rencontre. Au large des îles Nicobar, on profitera ainsi du m/s Boustrophédon, petit cargo de cinquante mètres battant complaisamment pavillon cypriote après avoir changé huit fois de port d'attache et de nom, peuplé d'un équipage réglementaire de six personnes, équipé d'un radar, d'un radiogoniomètre et d'une sonde à écho, avec un émetteur d'ondes ultracourtes grâce à quoi le capitaine Illinois communique avec les stations côtières.