On préféra donc longer étroitement les terres en voguant vers l'escale habituelle sise près de l'embouchure du Rompin, à moins de cent kilomètres de la plantation. Le capitaine et le duc connaissaient un peu de monde au bureau du port ainsi qu'aux douanes, ce serait aussi facile qu'au Havre d'y débarquer une marchandise non déclarée, tout autant que Charles avec son passeport forclos. Initiant le costume neuf à ce que serait désormais sa vie, l'homme errant s'installa dans une caisse alors que le cargo venait se ranger parmi les maisons flottantes et les barques non pontées qui chalutent le chinchard, le thon tropical et le barracuda. Le capitaine recommanda l'hôtel Régal, dans le centre ville, près d'un petit marché aux serpents – hôtel moyen, petit jardin bien entretenu sur le devant, gérant peu curieux de l'identité des gens, un ventilateur aidé d'un robinet donnaient de l'air et de l'eau dans toutes les chambres.
Le capitaine partirait normalement prendre livraison du caoutchouc. La situation, là-bas, pouvait avoir changé; on ne déciderait qu'à son retour de la meilleure marche à suivre pour investir la plantation. Par ailleurs, Pons ayant aussitôt fait prévenir les frères Aw de son arrivée, sans doute ceux-ci en verraient-ils quelqu'un au rapport. En attendant, on ressortit en ville: d'une place à l'autre les gens parlaient, pariaient, mangeaient des nouilles, buvaient de la bière Tiger, c'est ainsi qu'est la vie malaise. Sans se toucher, les toupies d'acier bourdonnaient par grappes, leurs lanceurs penchés au-dessus d'elles les pieds très écartés, à leur affaire comme nos propres boulistes. Sur les toits des habitations basses des silhouettes d'enfants tenaient en laisse des cerfs-volants trop simples, trop légers pour porter la moindre ombre. D'autres enfants se jetaient des ananas trop mûrs qui explosaient en mille morceaux poisseux. Encore d'autres enfants firent escorte à Bob et Paul, what is your name what is your name, se proposant de leur soustraire quelque fraction de dollar malais. Très vite il fit très chaud, mais une petite pluie brusque tombait parfois, peu salissante, et qui séchait instantanément.
L'émissaire des Aw se présenta le lendemain soir, alors qu'on dînait de pieuvre au riz sous le technicolor d'un néon, des nuées de moucherons scintillants nimbaient ce néon comme une vapeur dégagée. L'émissaire disposait d'une Land Rover louée à un parrain, il se nommait Djalaluddin Din, il annonça que la situation avait changé. On lui demanda en quoi. Il répondit que Jouvin, instruit par Kok Keok Choo du mécontentement rural, inquiet de l'absence de Pons, avait inventé d'armer les sept contremaîtres à présent formés en authentique milice. Les conditions de travail s'étaient roidies, la surveillance constante endommageait le moral. La vie privée l'était moins. Un comité s'était formé, qui se consultait sans cesse sur l'opportunité d'une grève. Les traits de Pons se plièrent vers le bas, son nez lui-même parut tomber. Il faudrait donc se servir de ces armes qui ne seraient plus seulement des arguments, des accessoires scéniques, il conviendrait aussi de toucher ce métal. Cette idée donnait au duc froid. Aw le jeune envisageait quand même d'agir dès après-demain, précisa l'émissaire.
– Nous allons voir, dit Pons.
Ramené un peu plus tard par le camion de la plantation en même temps que le fret, Illinois confirma les propos de Djalaluddin Din, tout en les nuançant: autant qu'il pouvait en juger, les Chinois n'étaient équipés que de trois ou quatre fusils de chasse, sinon ce n'était que coupe-coupe voire juste bâton. Malgré leur science martiale, le rapport de force ne les donnait en rien comme favoris. Le duc Pons hésita, puis décréta, bon, qu'on partirait le lendemain matin. Par précaution, le Bousirophédon prolongerait son escale jusqu'à ce qu'on eût prévenu le capitaine de l'heureuse issue des choses. Lopez profiterait de cette vacance pour repeindre l'avant. Tôt le matin, à la réticence générale, le duc s'installa au volant de la Land Rover.
Après la sortie de la ville on suivit un moment le Rompin, remontant son cours qu'une mangrove bordait, puis l'on prit une mauvaise route de terre surplombée par la forêt massive, bordée de lopins, et se défaisant en haute poussière jaune. Certains lopins étaient flanqués d'habitations également jaunes, parfois rousses, souvent groupées dans le périmètre d'un puits. Des paysans devant des portes plissaient un regard au passage du haut véhicule plein d'hommes blancs sales, abrutis par l'air lourd et les cris de la boîte de vitesses, la danse entre les nids de poules, le sable jaune plein les yeux. Loin des habitations, de tout petits temples déserts bornaient la route, bourrés de vivres et de fleurs fraîches à l'usage exclusif des vipères saoules d'encens. Enfin, Pons cria qu'on allait arriver.
Cinq kilomètres avant la plantation, Djalaluddin Din lui indiqua une étroite piste adjacente qu'ils suivirent plus lentement jusqu'au camp. Le camp: des nattes au milieu d'une clairière, huit hommes assis dessus autour de trois pierres d'où se tirait une ligne de fumée crayeuse, livide fil à plomb qui s'enroulait dans les premiers branchages comme autour des doigts d'un fumeur, s'entortillait puis se démantelait dans les voûtes supérieures.
Aw le jeune était là, avec tous les autres. Seul encore à connaître tout le monde, le duc Pons fit les présentations, prononçant des noms qu'on ne comprenait pas toujours bien. Puis on sortit les caisses de la voiture, en retira les ustensiles à crosse repliable qu'on se répartit, il y en avait deux de trop. Devant cet arsenal, les Malais faisaient montre d'assez peu d'enthousiasme; comme Bob essayait d'en commenter par gestes les particularités, ils détournèrent un œil sceptique, parlèrent doucement entre eux. Aw Aw avait pris Din et Pons à l'écart, il s'expliquait d'une voix posée.
Les timides ruraux continuèrent d'échanger des phrases brèves avec des sourires, des rires légers, non sans examiner en douce Charles et les autres. L'un d'eux finit par se risquer, what is your name, Paul lui répondit trop vite une première fois, puis en articulant mieux. Les Malais riaient en répétant les noms avec des commentaires, les déformèrent avec des rires plus vifs, ce nouveau matériel semblait se prêter au calembour local.
Aw Aw, soutenu par Din, finit par convaincre Pons de passer à l'action au plus tôt en faisant valoir ce qu'avait exposé le capitaine: l'équipement sommaire des Chinois permettrait une victoire sûre. Et même si, autour du noyau dur constitué par lui-même et son frère, Din et leurs proches, la détermination rurale formait une pulpe un tant soit peu blette, on pouvait au moins compter sur son soutien passif. Plutôt qu'attaquer frontalement, même avec la certitude de vaincre, mieux vaudrait cependant opérer par surprise, contenir les contremaîtres sans effusions exagérées. Aw proposa d'agir une heure avant le lever du jour, quand l'imminence de l'aube fait que partout, toujours, la vigilance se laisse aller.
La lumière verte autour d'eux fonçait doucement, de l'olive par l'absinthe au wagon, puis au tunnel. Le bruit changeait de nature avec la nuit, on sentait non loin de soi des courses de quadrupèdes, couvertes dans la journée par d'immenses meetings contradictoires qui opposent cinq cents espèces d'oiseaux dont quelques migrateurs, déployant leur v inversé sur une cime de conifère, tantôt appelés à témoigner au titre d'envoyés spéciaux, tantôt conspués comme agents de l'étranger selon l'idéologie aviaire du jour. Le soir venu ces volatiles soufflaient un peu, se préparaient au sommeil, retapant le coussin en duvet sous leur aile avant d'y enfouir leur tête pointue. Bientôt ne dévalèrent plus, isolément, que d'hésitantes exclamations répétitives, désabusées, soliloques attardés d'oiseaux buveurs tressant une texture de riffs mélancoliques sur fond de quoi, parfois, daignait improviser le vespéral merbok, génial virtuose au répertoire consacré.