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– Tu n'as qu'à le faire en caoutchouc, bâilla Charles.

– Merde, fit Pons, je n'y avais pas pensé.

– Prévois quand même une armature, peut-être.

Charles s'endormit sans ôter son costume ni creuser cette idée que le duc développa seul, couché, imaginant l'objet, se le représentant de mieux en mieux. Non, pas d'armature. Le duc Pons est en train de concevoir un nouveau modèle de gnomon élastique, dont il contrôlera toute variable, dont il voit déjà flotter l'ombre flexible, amollie par le soleil voilé, comme son propre drapeau sur sa terre reconquise, figure de son pouvoir rétabli. Si, sur ce dernier point, le lobby Aw montre trop de prétentions, le duc saura faire jouer les Chinois par des méthodes éprouvées. La situation lui est acquise, sous peu se dressera le gnomon. Pons en pose tous les paramètres, s'attarde sur chacun de ses détails. Comme il envisage de le peindre il s'endort, ses yeux se ferment en douceur sur l'oreiller des choses accomplies.

Quatre heures plus tard, la plantation se trouve totalement encerclée par les forces de police, assistées par un détachement de l'armée de terre. Il y a là trois ou quatre cinquantaines d'hommes, pour la plupart ils sont armés d'engins Ingram. Ils sont venus en camion, en jeep, précédés de véhicules blindés légers munis de postes de tir Milan, suivis par un petit char Léopard et deux automitrailleuses Saladin, survolés par un hélicoptère Lynx conçu pour l'attaque au sol. C'est trop. C'est beaucoup trop.

29

Entraîné aux éveils en sursaut, Charles identifia tout de suite le grondement de l'hélicoptère réel pendant que les autres rêvaient encore – qui de faire taire cet orgue, qui de liquider ce moustique, éventuellement à l'aide de cette tronçonneuse. Aussitôt debout, Charles aperçut par la fenêtre du bungalow quelques grappes de ruraux désœuvrés, levant le nez vers le ciel froissé. Au loin, un pointillé de soldats matérialisait le tour de la plantation, à trop petite échelle pour qu'on pût, même au pinceau très fin, préciser leurs visages.

Fermement secoué sur sa couche, guidé vers la fenêtre avant qu'il eût fini d'ouvrir les yeux, Pons considéra cela sans comprendre. Ses idées s'assemblaient avec difficulté, par saccades, comme les pièces d'un casse-tête. Une frayeur instinctive lubrifiant le système, tout se mit en place d'un coup pour accoucher d'une déduction. C'est foutu, marmonna-t-il, c'est cuit.

Il n'était qu'un parti possible: à son tour il agrippa Charles par le bras, le tira vers la porte, ils surgirent éblouis dans le plein midi. Traînant Charles qui suivait sans comprendre, Pons se mit à courir au-devant des uniformes barrant l'entrée de la plantation. L'hélicoptère juste au-dessus d'eux brassait l'air lourd de sa voilure, dans un fracas d'annuaire indéfiniment déchiqueté, tout à leur course ils traversèrent sa petite ombre ronde.

L'officier chargé de l'opération ne porta même pas la main à son étui en voyant approcher ces deux hommes blancs d'âge mûr, débraillés, hors d'haleine. Le maigre aux yeux rouges criait au secours dans un malais correct. Rapidement présenté (duc, duc Pons), il haleta un résumé des faits dont l'aspect décousu pouvait provenir de son affolement. Ce n'était que la grosse vérité, à peine brodée, soulagée pour son bien de pertinents détails: des exaltés venaient d'envahir la plantation, séquestrant les patrons, brutalisant la maîtrise et terrorisant le salariat. Les choses paraissaient critiques, diagnostiqua le duc, ces hommes étant froidement déterminés. On pourrait cependant profiter du relâchement momentané de leur vigilance, auquel son collègue et lui-même devaient d'avoir pu fuir. Par mouvements urgents, à peine synchronisés, il désigna aux militaires le dortoir des contremaîtres derrière un comité de palétuviers, s'offrant à les y guider: le moment semblait mûr pour juguler la subversion, même s'il fallait toujours compter sur quelque poche de résistance.

L'officier réfléchit brièvement, puis tourna la tête en levant la main vers ses hommes, qui emboîtèrent uniment son pas de gymnastique. On laissa quelques gardes à l'entrée, vers qui le duc Pons courut se faire connaître. Toujours suivi de Charles il revint voleter en tête de colonne, harcelant l'officier de suggestions essoufflées, bourdonnant parmi les hommes de troupe sous le ronflement de la grosse mouche de fer, ce qui énervait doublement tout le monde.

Sur la foi de ses indications, les forces de l'ordre investirent donc la chambrée des Chinois. Un certain désordre s'ensuivit, confusion fertile en dénis, protestations, rancœurs. On s'empoigna dans tous les sens, réglant à l'occasion de vieux comptes hors sujet. L'officier n'y entendait plus rien, demandait un responsable, exigea qu'on lui trouvât un responsable. Kok Keok Choo finit par se présenter, rétablit la vérité des faits désigna la villa Jouvin comme le vrai centre nerveux du trouble. Un moment s'écoula avant que l'officier réalisât que cette version des événements différait fort de celle de Pons, vers qui, tout interrogatif, il se tourna – mais bien sûr que le duc n'était plus là.

Bien sûr qu'il courait à travers la forêt, son ami Charles derrière lui. Ils avaient eu un peu plus de mal à se détacher de l'escouade qu'à sortir ensuite de la plantation, les braves gardes ayant su reconnaître en eux des alliés. Et maintenant ils couraient, remontant en sens inverse la piste empruntée quelques heures plus tôt. En beaucoup moins de temps qu'à l'aller, ils regagnèrent le bivouac où l'on avait rejoint Aw Aw et ses camarades. Désert, ce lieu n'avait pas beaucoup plus d'allure qu'un site de pique-nique le lundi matin, dans quelque espace boisé de la grande banlieue européenne – quoique la forêt malaise, plus puissamment biodégradante, accorde au papier gras un statut bien plus frêle, une espérance de moindre vie qu'à Fontainebleau. La Land Rover était toujours là, toute embuée de vert. Le duc s'approcha d'elle, tremblant, puis il s'arrêta net, fouilla ses poches avec fureur. Non, merde, énonça-t-il d'une voix morte. Les clefs.

Mais Charles et son couteau suisse savent démonter un tableau de bord, lire un circuit électrique, connecter les bons fils, et bientôt l'on roule vivement vers la côte. On rejoint les berges du Rompin au moment où, dans la villa Jouvin reconquise, l'officier mène son enquête avec méthode; déchiffrant un contrepoint de témoins, il interprète la part des responsabilités. On ne freine pas une seule fois avant de retrouver la ville, on traverse la ville vers le port, on traverse le port vers la jetée au bout de laquelle on pile, on saute sur la passerelle du Boustrophédon qui appareille aussitôt, au quart de tour ses machines tournent à fond vers le grand large. Alors que l'officier, saisissant enfin le rôle de Pons, vient d'alerter l'autorité centrale, alors qu'un aviso lève une ancre hâtive et que trois vedettes bourrées de garde-côtes se lancent à la poursuite du cargo, celui-ci quitte les eaux malaises pour pénétrer la haute mer neutre, profondément hospitalière, hors de portée de toute force répressive puisque nulle souveraineté territoriale ne saurait s'y exercer, ce point a été assez commenté depuis 1927 à propos de l'affaire du Lotus.

– Ça devait arriver, reconnaissait Pons quatre jours plus tard, accoudé devant l'océan.

Comme tous les jours, l'ex-duc analysait la situation malaise, s'en projetait inlassablement le film, y découvrait chaque fois des faux raccords supplémentaires, admettait ses erreurs. Charles regardait le ciel qu'un DC-9 fendait diamétralement, traînant sa ligne blanche en plein travers de la coupole, la déguisant en comprimé sécable.