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– Tu n'auras pas vu grand-chose du pays, finalement.

– Quand même, fit Charles, ça m'a donné une petite idée.

A l'intérieur du DC-9, on avait baissé les volets des hublots pour que les passagers puissent voir le film avec Burt Reynolds. Tous en effet le regardaient sauf Bob qui, l'ayant déjà vu, n'avait pas complètement baissé le sien. Paul dormait dans un fauteuil de la travée centrale. Assis à côté de Bob, un myope en marron feuilletait une brochure consacrée aux implants de cheveux. S'interrompant pour dégraisser ses lunettes, il avait tenté d'échanger quelques mots: tourisme, affaires? Un peu les deux, fit Bob, et vous?

On n'avait rien pu, somme toute, retenir à leur encontre. Nul ne pouvait prouver que c'était eux qui avaient acheminé frauduleusement ces armes aussitôt confisquées, étiquetées, exposées pour les besoins de l'instruction dans une salle au sous-sol d'un bâtiment de justice attenante au bureau plus petit, plus vivement éclairé nuit et jour, où quand même on leur posa longuement, plusieurs fois, toute une série de questions. En leur faveur, les témoignages s'accordaient sur ce que Paul et Bob s'étaient montrés très peu actifs, très peu initiatifs, plausibles jouets d'une situation qu'ils juraient ne pas comprendre. Qu'ils en connussent le principal investigateur, en fuite, n'était pas une charge suffisante pour qu'on la relevât. Après trois jours d'interrogatoire redondant, on s'était résolu à les élargir. C'est fermement qu'on les avait assis dans le premier vol vers chez eux, en classe économique.

Transfert technologique, répondit le myope en chaussant ses verres. Sur l'écran pâle, Burt souriait fort. Bob s'étira, fouilla ses poches, découvrit au fond de la pectorale un souvenir égyptien tout effiloché, presque entièrement vidé de son tabac. Il remonta le volet un peu plus: rien que l'éternel azur, à peine disjoint des eaux fripées qu'un seul point noir signalait tout au fond, comédon sur chair de poule bleue,

A son bord, Pons achevait son autocritique. Il se tut. Il parut contrarié. Charles ne regardait plus le ciel mais l'eau, nostalgiquement: comme on est bien dans l'eau, comme on bouge mieux. Il pouvait s'étonner de ne pas s'être incarné brochet, thon, voire simple carpe comme il était sûrement prévu. Sans doute quelque défaillance technique au moment de son orientation, fausse manœuvre de dernière minute, l'avait dévié de son destin initial, soustrait à son vrai milieu; il eût été bonne carpe, il eût fait une assez bonne grosse carpe psychasthénique errant solitairement entre deux eaux douces, ressassant ses craintes de finir farcie, ses regrets de n'être pas née piranha.

– Le fait est, ditPons, que je n'ai plus rien. Je ne possède plus rien.

Charles se retourna. Jeff n'avait pas encore abordé ce point.

– Tel que tu me vois, reprit-il, ce que j'ai sur moi, je n'ai plus que ça.

On allait vers l'Europe. Pons, impatient jusqu'à l'escale d'Aden, s'assombrit en Méditerranée. Après que l'eau, jusqu'au Havre, eut changé neuf fois de couleur, Charles s'en fut sous la pluie retrouver Monique, laissant à leurs adieux le capitaine et le duc. Se reverrait-on.

– Vous partez comme ça, crut comprendre Illinois, vous ne savez pas où vous allez.

– J'ai des points de chute à Paris, préjugea Pons. Evidemment ça ne sera pas facile, il y a l'âge, il y a le temps. Vous avez vu ce temps. Je ne sais pas si je vais pouvoir m'y refaire.

Le capitaine se prit le menton, déplaça un compas sur une carte devant lui, toussa comme on hésite à proposer enfin le mariage, à baguer une si vieille liaison.

– Vous pourriez rester, lâcha-t-il, je vous trouverais quelque chose à faire. A bord il y a toujours de quoi s'occuper. Avec la compagnie, ça ne ferait pas d'histoires.

Pons, un jour, avouera qu'il avait hésité. Mais non, je ne m'y ferais pas non plus. Autant mourir d'où je viens. Le capitaine avait baissé les yeux.

– Par contre le train, moi Charles, il nous faudrait, mais je vous rendrai.

Illinois prit une liasse dans le coffre de bord. C'est beaucoup, protesta Pons, c'est trop. Voyons voyons, dit Illinois qui fouillait ensuite parmi les livres au-dessus du canapé, en retirait un petit volume, un petit souvenir Journal de Nordenskjöld dans les régions polaires arctiques, 1880, tenez. Pour lire dans le train.

Charles retrouvé à la gare s'assit en face de Pons, près de la fenêtre du compartiment. Le duc déchu feuilletait l'ouvrage sans conviction, s'arrêtait à des anecdotes concernant les effets du froid. Charles regardait par la fenêtre. Pons lui montra l'argent du capitaine, lui en tendit la moitié, regarda par la fenêtre à son tour. Ils parlèrent une fois de la vitesse du train. Gare Saint-Lazare, sur un copeau de papier, Charles inscrivit l'adresse de sa boîte aux lettres en banlieue. Ils étaient debout au milieu du hall, de toutes parts les gens passaient près d'eux. Qu'est-ce que tu vas faire?

– Je ne sais pas encore bien, répondit Pons en regardant son pied qui poussait un mégot.

– Tu peux venir avec moi, tu verrais que tu peux. Je te montrerais.

Pons réfléchit trop longtemps avant de répondre, puis leva les yeux vers Charles mais il n'était plus là, Charles n'était plus là. Pons restait seul en compagnie de quatre cents francs et des poussières, sur quoi mordrait le billet pour Chantilly. Sans emploi ni famille, sans domicile ni rien, nulle autre perspective pour lui que Chantilly. Et encore.

Capricieux recours, Nicole ne se proposerait peut-être pas spontanément de subvenir aux besoins de Pons, but inavouable de cette expédition; il faudrait essayer de savoir l'en convaincre, il s'embrouillait rien qu'en y songeant. En cas d'échec resterait la solution Charles – contre laquelle s'élevaient ses convictions, sa conception ducale du monde. Pour que Nicole accepte d'accueillir Jeff à demeure, surtout ne rien suggérer, ne rien induire, jouer en fond de court de sorte que cette idée lui semble venir d'elle-même, qu'elle prenne l'initiative et qu'il doive refuser, d'abord. C'est assez délicat. Le duc aimait bien ces manœuvres au temps de la plantation, lorsqu'il louvoyait parmi les Chinois, les Jouvin, les sensibilités syndicales, mais il sentait maintenant moins de force en lui pour elles, qui n'avaient d'ailleurs pas porté de tels fruits.

Vieilli, voûté parmi les pas perdus, il sortit de la gare par la cour de Rome. Avant de repartir en train, d'une autre gare, la préparation d'un petit discours à Nicole s'imposait peut-être. Il composa ce discours dont il supprima la deuxième partie, puis l'autre sous le crachin. Il était seul, il avait faim, il regardait les autobus qui manœuvraient.

La nuit avec la pluie tombaient froidement sur Chantilly lorsqu'il sonna à la porte de la villa, donnant juste un coup bref d'apprenti démarcheur, de jéhoviste débutant. Boris ouvrit sans un regard, désigna sans un mot l'entrée obscure du salon vert, disparut. Pons mal à l'aise marcha vers le salon, y découvrit Nicole prostrée dans une bergère dans le noir. Elle se leva dès qu'il parut, fondit en larmes entre ses bras trop longs, Pons était très embarrassé. Elle n'est plus là elle n'est, sanglotait Nicole, plus là.

– Ce n'est rien, dit Pons sans comprendre. Ce n'est rien, répéta-t-il doucement. Moi, je suis là, indiqua-t-il.

Nicole pleurant de plus belle. Il se reprit, calme-toi, explique-moi, ce n'était sûrement rien mais on n'allait pas pouvoir manger tout de suite. Il força Nicole à se rasseoir, s'installa près d'elle, explique-moi, je te dis de te calmer. Une heure plus tard il savait tout de la disparition de Justine, c'est-à-dire peu de choses, mais extrêmement lacrymogènes et répétées. La police consultée donnait sa langue au chat.

– Elle est partie avec un type, aussi bien, supposa Jeff. Quelques jours, un petit voyage, tu sais ce que c'est, on ne prévient pas. On ne pense pas.